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— Elle est à une messe de mariage à Laxenbourg, expliqua Lisa.

— J’en fais mon affaire ! s’entêta Aldo. Nous dormirons ici ! C’est ça ou nous allons nous réfugier chez Sacher !

Avec une satisfaction maligne, il vit s’emplir d’horreur les yeux de son ennemi tandis que, la mine crucifiée, il quittait le lieu du drame avec les autres serviteurs. Ce n’était qu’un détail sans importance mais ce coup de force domestique avait réconforté Aldo. Lisa se mit à rire quand, la porte dûment refermée, il la prit dans ses bras :

— Tu ne le soupçonnes tout de même pas d’avoir lui-même percé la conduite ?

— Je le crois capable de n’importe quoi pour m’être désagréable. Toi, je ne sais pas, mais moi je me sens incapable de t’aimer dans un endroit qui ressemble à la crypte des Capucins…

Ce qui n’était évidemment pas le cas sous le dais de satin du lit à la polonaise…

Chaque fois qu’il revoyait sa belle-grand-mère, Aldo éprouvait un sentiment d’admiration analogue à celui que lui inspirait Tante Amélie. Grande et mince comme elle mais toujours vêtue de noir et de blanc, elle avait un visage à peine ridé tenu haut par un long cou habillé d’une guimpe baleinée sous une couronne de tresses argentées. Il y retrouvait le sourire de Lisa et surtout les yeux de Lisa, leur rare teinte d’améthyste et leur vitalité. De son côté, Valérie von Adlerstein s’était prise d’affection pour ce petit-fils hors normes qu’à leur première rencontre elle avait plutôt maltraité (8).

Ce soir, elle était particulièrement sensible à la tension qu’elle devinait en lui et à l’inquiétude latente de son regard. Le merveilleux moment de détente qu’Aldo avait goûté avec Lisa depuis son arrivée lui avait fait du bien mais à présent le problème crucial qu’il avait à résoudre reprenait ses droits.

Avec sa précision coutumière, il avait retracé ce qui s’était passé depuis la déroute de Sainte-Clotilde pour finir par la séance du bois de Boulogne, ne gardant pour lui que le subit éclat de rire qui lui avait glacé le sang. Déjà, Lisa réagissait avec une anxiété qu’elle ne cherchait plus à cacher. Elle avait encore trop proche dans sa mémoire son angoisse quand, trois ans plus tôt, Aldo était tombé entre les griffes d’un malfaiteur impitoyable (9).

— Qu’adviendra-t-il si, au bout des trois mois, tu n’as pas réussi à mettre la main sur ce collier ?

— D’abord, tu devrais dire « nous ». Ce n’est pas gentil d’oublier Adalbert dont tu sais parfaitement qu’il va en prendre sa bonne part. Ensuite… je n’ai pas de réponse à t’offrir. Je n’en ai aucune idée… Sinon que Gilles sera vraisemblablement exécuté.

— Ce serait stupide, à mon avis, dit Mme von Adlerstein. Un otage assassiné ne sert plus à rien. À moins qu’ils n’en trouvent d’autres et, à ce propos, ne serait-il pas plus prudent que Lisa et les enfants viennent s’installer chez moi ? Ce palais, ajouta-t-elle avec l’ombre d’un sourire, est assurément moins séduisant que le vôtre mais on peut en faire une véritable forteresse…

— Et Joachim serait capable de mettre en déroute le diable en personne, je sais ! Je ne vous cache pas que j’y songeais !

— On pourrait peut-être me demander ce que j’en pense ? intervint Lisa d’une voix plaintive.

À travers la largeur de la table, Aldo alla chercher la main de sa femme qu’il recouvrit de la sienne :

— Ne complique pas tout, Lisa ! Je suis persuadé que tu as déjà accepté. À présent, parlons de la raison de mon voyage : cette Eva Reichenberg qui est la seule piste que l’on m’ait donnée et qui me paraît fragile. D’abord, elle doit être morte depuis longtemps…

— Nous sommes contemporaines… et cousines. Éloignées, je l’admets mais cousines tout de même. Réfléchissez, Aldo ! Lisa ne vous aurait pas conseillé de venir me voir si elle pensait que je n’avais rien à vous apprendre.

— C’est vrai ! Je vous demande pardon ! Ainsi, vous la connaissez. Quelle chance ! Et vous savez où elle habite ?

— Ici. À Vienne ! Mais ne vous réjouissez pas trop vite : elle est folle depuis des années.

— Oh, non !

— Oh, si ! Quand elle a appris que l’empereur Maximilien avait été fusillé, elle a tenté de se suicider par pendaison. On l’a sauvée de justesse mais sa raison a été atteinte et, sans avoir sombré complètement dans la démence, elle a eu besoin depuis d’une surveillance quotidienne...

— Elle est internée ?

— Pas au sens où vous l’entendez. Sa famille est extrêmement riche et elle vit quasiment internée dans une propriété qui lui appartient. Elle a toujours été un peu… exaltée, vous savez. C’est à son premier bal à la Hofburg qu’elle s’est éprise de celui qui n’était encore que l’archiduc Maximilien. Il faut avouer qu’il était charmant et qu’Eva n’était pas la seule dans ce cas mais, ce soir-là, elle a dansé avec lui et en est restée à jamais captive. Inutile d’ajouter que le mariage avec Charlotte de Belgique l’a mise d’autant plus en fureur qu’elle avait l’impression de ne pas être indifférente à son prince, et elle a voué dès cet instant à la nouvelle archiduchesse une haine farouche. Sa fortune et l’inertie maternelle le lui permettant, elle s’est attachée aux pas du couple, vivant comme eux, à Milan, à Venise et à Trieste le plus près possible du château de Miramar. Ensuite, quand ils ont accepté d’aller régner sur le Mexique, elle s’y est rendue avant eux. Pour quoi faire ? Je ne sais pas… J’avoue n’avoir jamais essayé de savoir, Eva ne m’inspirant pas une sympathie particulière. Tout ce que j’ai appris par les potins de cour, c’est qu’elle résidait encore au Mexique lorsque l’impératrice Charlotte en est revenue chercher du secours auprès du pape, de Napoléon ni et de François-Joseph son beau-frère, jusqu’à ce que l’oncle d’Eva, inquiet du sort de sa sœur et de sa nièce, fasse le voyage pour les chercher et les ramener à Vienne. À la suite de quoi, la mort de Maximilien a déclenché la crise dont je vous ai parié et la décision de tenir désormais la jeune femme sous étroite surveillance. Quand je vous aurai dit que sa mère est morte quelques semaines après leur retour, vous en saurez autant que moi.

— Ce n’est pas très encourageant, soupira Aldo. L’avez-vous revue depuis qu’elle est rentrée ?

— Deux fois. La première au moment du décès de sa mère qui n’a pas paru l’émouvoir outre mesure et une autre fois, à je ne me souviens plus quelle occasion. Ce qui ne fait pas beaucoup en tant d’années, ajouta-t-elle avec un demi-sourire, mais j’avoue que, cette seconde fois, j’ai éprouvé une profonde impression de malaise qui ne m’a pas incitée à revenir… Cette femme dont la folie n’est pas toujours apparente n’est qu’un bloc de haine.

— Envers ceux qui ont exécuté Maximilien, je suppose ? dit Lisa.

— Non. Envers l’impératrice Charlotte qu’elle rend responsable des malheurs qui se sont abattus sur son héros. Elle sait que son ennemie est devenue folle elle aussi et ne cesse de s’en réjouir en se félicitant de l’avoir amenée à ce triste état.

— Comment cela ? fit Aldo. Elle se vanterait d’avoir occasionné la démence de cette malheureuse qui est morte il n’y a pas bien longtemps, il me semble ?

— Environ trois ans. Je confesse qu’à ce moment-là, j’ai éprouvé une vague envie d’aller voir Eva, mais j’ai réussi à y résister parce que je jugeais ce désir assez méprisable : une simple… mais peu glorieuse curiosité.

— Vous vouliez savoir si elle se réjouirait de la nouvelle ?

— Oui. Admettez que ce n’était guère élégant ? Pourtant, j’ai regretté après de ne pas y être allée… Et ce n’est pas plus honorable !

— Pourquoi ?

— Maria Kolinski, sa demi-sœur, m’a raconté que, loin de la réjouir, la nouvelle l’a mise hors d’elle : la mort a soustrait sa rivale à la malédiction qu’elle lui avait jetée, sans compter qu’à présent, elle a rejoint Maximilien. Ce qui oblige son entourage à redoubler de vigilance.

— Je trouve ça idiot, émit Lisa. À son âge et si elle est en si mauvais état, pourquoi ne pas la laisser échapper, elle aussi, à une existence pénible ?