— C’est pourtant vrai et nous avons absolument raison ! Puisque vous y étiez, Aldo, pouvez-vous nous donner une idée de l’intérieur de la maison ? Et de l’endroit où l’on range l’éventail ?
— Plan-Crépin, protesta la marquise. Vous êtes ici pour vous occuper de moi, pas pour mijoter des plans de cambriolage !
— Il faudra peut-être envisager d’en arriver là ? hasarda Adalbert. Aldo ne pourra plus remettre les pieds dans la Villa Amanda. Et je vous rappelle qu’il ne s’agit pas de voler l’éventail mais de prélever ses entrailles dont sa propriétaire ne se doute même pas ! Rien de bien méchant ! Mais d’abord essayer d’éviter cette absurde affaire de duel !
Il achevait sa péroraison quand la réception de l’hôtel annonça que deux messieurs demandaient à parler au prince Morosini. On les fit monter dans la « suite » dont Mme de Sommières leur abandonna le petit salon. Il s’agissait de deux Autrichiens : le baron Ochs et le général von Brach qui ferait office de directeur du combat. Ils s’excusèrent de l’absence du second témoin mais Morosini n’ayant à offrir que le seul Vidal-Pellicorne, on mena l’affaire rondement. Waldhaus, étant l’offensé, avait le choix des armes et optait pour l’épée…
— Cela ne me gêne pas, dit Aldo, mais vu l’embonpoint du baron, je m’attendais au pistolet…
— Trop bruyant ! expliqua Ochs. Il faut éviter à tout prix de donner une quelconque publicité à cette affaire. Si vous en êtes d’accord, le combat s’arrêtera au premier sang !
— Entièrement ! approuva Adalbert. Espérons seulement que ce sang ne viendra pas d’un cœur transpercé ou d’une gorge ouverte !
— Si c’est de l’humour, Monsieur, je le trouve macabre ! observa le général avec sévérité.
— Où voyez-vous de l’humour ? Si vous voulez mon avis, cette histoire est stupide et je ne vois pas pourquoi M. Waldhaus n’a pas réclamé le duel à outrance pendant qu’il y était. Autrefois, on se battait pour tuer l’adversaire mais s’estimer satisfait d’une égratignure administrée au petit matin dans un endroit écarté m’a toujours semblé le comble du ridicule. On pourrait aussi bien prélever dix centimètres cubes avec une seringue !
— Libre à vous de penser ce qui vous plaît. Nous sommes venus pour donner satisfaction à notre ami qui souhaite donner une leçon à son adversaire et l’empêcher de courtiser les honnêtes femmes.
On en était là quand on décida que l’affrontement aurait lieu le lendemain à l’aube dans le parc du château de Brindos, à Anglet, où les belligérants n’auraient rien à craindre d’une incursion des autorités. Les Autrichiens se chargeaient d’apporter les armes, Morosini ayant fait observer qu’il n’avait pas pour habitude, pendant ses vacances, de mettre flamberge au vent entre un parcours de golf et une partie de tennis. Sur ce, on se sépara cérémonieusement.
Adalbert suivit les Autrichiens en déclarant qu’il allait se mettre à la recherche du second témoin et demander au portier de lui louer une voiture pour un temps indéterminé. Il n’eut pas à aller loin. Comme il sortait de l’hôtel, on achevait de charger des bagages à l’arrière d’une grosse Hispano-Suiza dans laquelle Miguel Olmedo aidait Doña Luisa puis Doña Isabel à s’installer. Du regard, Adalbert balaya les environs du palace et n’eut aucune peine à découvrir ce qu’il cherchait : à demi caché par un bosquet de tamaris, le jeune Faugier-Lassagne suivait ce départ d’un œil désespéré.
Tellement que, lorsque l’égyptologue le rejoignit, il gémit lamentablement, comme s’il continuait une conversation inachevée :
— Pourquoi ce départ précipité ?… Cela s’est fait en deux minutes et, moi, je suis pris au dépourvu : je n’ai même pas le temps de chercher une voiture ! Elle s’en va et je n’ai aucun moyen de savoir où !
Il en avait les larmes aux yeux. Adalbert n’eut pas la cruauté de lui rappeler qu’il s’était lancé à la poursuite des Mexicains dans le noble but d’attirer sur eux une vengeance exemplaire. Ce pitoyable garçon était victime lui aussi du brutal coup de foudre qui avait conduit son père à la mort. Question de gènes sans doute. Sans aller jusqu’à évoquer le mythe de Circé dont un regard pouvait transformer un homme en cochon, il reconnaissait que la jeune femme était redoutable et remerciait Dieu qu’Aldo ou lui-même n’eussent pas succombé à un charme qui prenait des allures de malédiction…
Il prit le désespéré par le bras :
— Venez ! dit-il, on va boire un verre au Bar Basque afin d’étudier la question en toute quiétude. Il se peut que je puisse vous renseigner.
On s’installa à la table la plus éloignée et, jaugeant l’état de prostration de son invité, Adalbert commanda d’autorité des Irish coffees, éveillant un semblant de curiosité.
— Qu’est-ce que c’est ? Je n’en ai jamais bu.
— De l’honnête café additionné de whisky irlandais et d’un ou deux ingrédients supplémentaires. Ça vous requinquera !
De fait, François-Gilles se ranima telle une salade altérée sous l’arrosoir :
— Dites-moi où elle va ? implora-t-il.
— Un peu de patience ! D’abord, j’ai un service à vous demander. Un service qui exige la plus grande discrétion. C’est la raison pour laquelle j’ai pensé à vous.
— Lequel ?
— Mon ami Morosini doit se battre en duel demain. Je suis son témoin mais il lui en faut un deuxième et ce sera vous.
Faugier-Lassagne prit feu :
— Moi ? Que je… N’y comptez pas ! Songez à ma fonction… à ma carrière ! Je représente la Loi, Monsieur, et la Loi interdit formellement ce genre de pratique médiévale.
— Commencez par vous calmer et écoutez-moi ! Primo, ne mélangez pas les genres : vous ne représentez la Loi que dans le prétoire quand il s’agit de faire payer son crime à un assassin. Secundo, un duel est l’affaire du préfet, des flics ou des gendarmes et vous n’êtes ni l’un ni l’autre. Et tertio, Aldo Morosini, qui s’est fait piéger dans une histoire idiote, souhaite avant tout que l’affaire reste secrète. La moindre indiscrétion, la moindre publicité – j’entends avant tout la presse – pourrait flanquer sa vie en l’air. Et n’oubliez pas qu’il a une femme et des enfants auxquels, croyez-moi, il est attaché…
— Je peux le comprendre. J’ai vu une photo de la princesse Morosini. Elle doit être…
— Elle l’est plus encore ! Mais revenons à nos moutons ! En tant que premier témoin, je serai muet comme un tombeau et, si je vous ai choisi, c’est justement à cause de votre fonction. On vous présentera sous votre nom sans ajouter de qualité et votre intérêt est de vous taire.
— Admettons ! Mais la partie adverse ?
— Des Autrichiens. Depuis qu’ils ont combattu au côté de l’Allemagne, on ne les apprécie guère chez nous… à moins qu’ils ne soient archiducs ou quelque chose d’approchant. Ce que je veux dire est que, s’ils faisaient parler d’eux, ce serait à leurs dépens. La maréchaussée locale serait trop heureuse d’en coller trois au trou. Alors, votre réponse ?
— Vous me direz où « elle » est partie ?
— Ma parole contre la vôtre !
— Topez là ! J’accepte !
— Et moi je paie : château d’Urgarrain, non loin d’Ascain. Après le duel, je pousserai la bonté jusqu’à vous y conduire avec armes et bagages : il y a une excellente auberge…
Les deux hommes scellèrent leur accord avec une seconde tournée de café irlandais puis on convint de se retrouver le lendemain à cinq heures du matin devant l’entrée du Carlton.
Anglet se situant entre Bayonne et Biarritz, la distance n’était pas longue. Personne ne parla. Adalbert, qui conduisait – raisonnablement, pour une fois ! –, afin de ménager les nerfs de son passager cachait de son mieux son inquiétude. Il savait Aldo entraîné à plus d’un sport et celui-ci l’avait rassuré en lui confiant que l’escrime ne lui était pas étrangère et qu’il l’avait pratiquée dans sa jeunesse. Il n’en restait pas moins méfiant en vertu de l’adage affirmant que personne n’est plus dangereux qu’un maladroit. Il préférait cependant cette arme au pistolet. Faugier-Lassagne, lui, était proprement terrifié à la pensée qu’appartenant à la bonne société lyonnaise il pourrait être reconnu par un quidam quelconque. Aldo, lui, subissait avec agacement une épreuve qu’il jugeait grotesque sans qu’elle l’inquiétât le moins du monde. Pour lui, c’était du temps perdu ! Rien d’autre ! Et cela à un moment où, à peu près sûr de mettre la main sur les émeraudes de Montezuma, sa pensée s’attachait surtout aux moyens – quels qu’ils fussent ! – de les récupérer. Le tour pendable que lui avait joué la baronne Agathe lui ôtait jusqu’à l’ombre d’un scrupule.