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Sans se demander comment ce diable d’homme avait réussi à le rejoindre, Aldo sentit qu’il respirait mieux.

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LE SPECTRE D’UN DÉMON

La lettre – convocation serait plus juste ! – attendait Aldo dans le casier de l’hôtel. Elle le prévenait qu’à vingt-trois heures une voiture l’attendrait derrière la maison tous feux éteints. Il n’eut aucune peine à l’identifier : c’était celle-là même qui l’avait emmené un certain soir au bois de Boulogne. Le même chauffeur apparemment, et cette fois encore, les rideaux étaient tirés. À la limite, c’était plutôt réconfortant : si l’on ne voulait pas qu’il puisse reconnaître le chemin, c’est que l’on avait l’intention de le ramener. Donc qu’il avait une chance d’en sortir vivant, ce qui jusqu’à présent ne lui paraissait pas évident.

Humide et brumeuse, la nuit était obscure à souhait. Les bruits en étaient étouffés. En mer, le mugissement lugubre d’une corne de brume se faisait entendre par intermittence. Les phares de la voiture s’efforçaient de percer un tunnel laiteux dans lequel parfois passaient des ombres mais le chauffeur était habile et, s’il roula au ralenti tant que l’on fut dans la ville, il reprit une allure plus normale une fois en campagne, en homme qui connaît bien son chemin. On se dirigeait vers l’est et bientôt le passager fut renseigné sur sa destination définitive : on l’emmenait à Urgarrain ou dans les environs… Cela acquis, il s’enfonça plus confortablement dans son coin et s’offrit même le luxe de fermer les yeux un moment. Il avait plongé sa main dans sa poche de poitrine où il avait glissé le collier aux cinq émeraudes dans un sachet de daim noir.

En dépit de la fascination qu’elles avaient exercé sur lui quand il les avait tenues en main, il éprouvait à présent une sorte de hâte d’en être débarrassé, semblable à celle qu’Adalbert et lui ressentirent en restituant au Pectoral du Grand Prêtre chacune des pierres que le temps et la rapacité des hommes lui avaient soustraites. Trop de sang sur ces merveilles dont, en des circonstances différentes, il eût cherché par tous les moyens à s’assurer la propriété…

On roula, approximativement, une demi-heure sur une route asphaltée mais, à la sortie d’un village qu’il supposa être Ascain à cause de l’animation relative qui y régnait la nuit, on emprunta un chemin juste empierré dont la pente allait s’accentuant. Quelque part dans la campagne, le clocher d’une église sonna la demie de onze heures. Son timbre bien particulier indiqua au passager de la voiture noire que c’était celui d’Urrugne et il ne put retenir un frisson. Comme beaucoup de sanctuaires campagnards du pays, Urrugne possédait un cadran solaire orné d’une devise. La sienne était : Vulnerant omnes, ultima necat (19) ,et en bon Vénitien un brin superstitieux, Aldo fit la grimace. La coïncidence avec ce qu’il vivait pesait sur lui. Il ne pouvait s’empêcher de penser que sa dernière heure, à lui, pouvait être plus proche qu’il ne le pensait au départ. Mais il était fermement décidé à vendre chèrement sa peau. En dépit des injonctions de son tourmenteur – venir seul et sans armes ! –, il avait suivi les conseils avisés d’Adalbert qui consistaient à glisser un petit calibre dans une chaussette et porter, sous ses manchettes, liée à l’avant-bras droit, côté interne, une gaine de cuir contenant un mince poignard effilé dont le manche sur une simple secousse glissait dans la paume de la main. Cela ne serait sans doute qu’un baroud d’honneur en raison du nombre d’ennemis qu’il aurait à affronter – les Mexicains et la bande du bois de Boulogne, sans compter ceux qu’il ignorait – mais c’était malgré tout un sérieux réconfort…

Le chemin devenait plus cahoteux, avant sans doute de se réduire à un sentier herbu indécis ponctué de roches affleurantes. L’auto, par déduction, était au bout de sa course et, le nez tourné vers une grille noire, attendait qu’on la lui ouvre, ce qui se fit sans le moindre bruit. Au-delà il y avait un jardin, cela se sentait à l’odeur de plantes mouillées, et Aldo ne douta plus qu’on fût à Urgarrain, ce qu’il percevait correspondant point par point à la description d’Adalbert. La voiture s’engagea dans une allée sablée. Enfin elle s’arrêta et la portière s’ouvrit mais le passager ne descendit pas : un homme masqué le rejoignit qui lui banda les yeux puis boucla une paire de menottes entre son propre poignet et celui de Morosini.

— Descendez et pas de bêtises, hein ! intima-t-il en américain teinté d’un fort accent du Bronx, qui rajeunit Aldo de plusieurs années !

— La dernière recommandation est superflue ! répliqua-t-il en haussant les épaules et dans la même langue, moins l’accent. Ne voyant rien, j’imagine mal ce que je pourrais faire !

— Je sais c’que j’dis ! grogna l’autre. On vous connaît !

— Allons, tant mieux !

Guidé par l’homme il descendit, sentit le sable sous ses pieds.

— Rentrez vite ! pressa quelqu’un (cette fois en espagnol), on dirait qu’il y a du monde dans la montagne !

— Des contrebandiers ! renseigna le chauffeur. Je les ai aperçus après la sortie du village. Ils ont d’autres chats à fouetter que s’occuper de gens qui rentrent chez eux un peu tard ! Et maintenant, grouillez-vous ! Le patron doit être déjà d’une humeur de dogue !

On entraîna donc Aldo à l’intérieur. Il sentit qu’il gravissait des marches puis sous ses pieds les dalles qu’un tapis couvrait par endroits. Il devait y avoir du feu dans la cheminée car il perçut la chaleur et le crépitement du bois sec. Un peu de lumière filtrait au bas du bandeau dont on avait couvert ses yeux et, quand on l’eut détaché de son mentor – mais pour boucler autour de son poignet gauche la menotte ainsi libérée –, il éprouva soudain l’impression d’être seul au milieu d’un espace vide. Alors, venant d’au-dessus de sa tête, il entendit le rire, le petit rire aigu, sinistre et cruel qui était revenu hanter trop souvent ses nuits. Puis une voix, celle du propriétaire dudit rire, qui ordonnait :

— Otez-lui le bandeau, qu’il puisse admirer notre demeure !… Et aussi les menottes ! Elles sont inutiles !

Libérés, ses yeux clignèrent afin de s’accoutumer à la vive clarté qui emplissait la pièce mais en accommodant il constata qu’en effet il était seul au milieu d’une vaste salle à l’ancienne autour de laquelle, à hauteur d’étage, courait une splendide galerie de bois sculpté sur laquelle devaient donner des chambres ou d’autres pièces. La cheminée de grès, rose comme les dalles du sol, rejoignait à six ou sept mètres de haut le plafond de lourdes solives peintes, dorées et sculptées, comme l’âtre lui-même, aux emblèmes du Pays basque : cœurs, croix à virgules, croix discoïdales ou croix de Malte mêlées, sur le manteau, de fleurs et d’oiseaux évoquant une offrande autour d’un blason aux couleurs effacées que soulignaient des épées entrecroisées.

Les meubles, XVIIe et XVIIIe siècle, étaient de qualité comme le vieux banc seigneurial à haut dossier garni de coussins de velours pourpre posé devant la cheminée. La salle, de dimensions imposantes, contenait des fauteuils, des tables, des meubles d’appui… dont une paire de consoles Régence venue en droite ligne de la rue de Lille en compagnie d’une collection de porcelaines céladon chinoises… et des deux Guardi offerts en cadeau de mariage. Partout, candélabres et chandeliers disposés ici ou là prodiguaient l’éclairage harmonieux de leurs longues bougies de cire blanche… Mais au milieu de cette profusion – au fond, cela faisait un peu magasin d’antiquaire ! – pas la moindre silhouette humaine. En revanche, répartis sur la galerie, cinq ou six hommes gardaient leurs armes posées sur la balustrade, interdisant à Aldo le moindre geste suspect.

Après les avoir détaillés tour à tour, Aldo remarqua, goguenard :

— Quel accueil touchant ! Avec lequel d’entre vous, Messieurs, suis-je censé discuter ? Si toutefois discussion il y a ? Il serait si simple d’en finir rapidement…

— Simple mais fichtrement moins amusant ! Un vrai gâchis alors que j’entends savourer chacune des minutes à venir !