— On file là-bas. Nous nous remplacerons, même si ça doit durer vingt-quatre heures, mais il finira par venir.
— Encore en planque ! gémit le lieutenant.
— Les rizières viendront ensuite.
L’œil noir de Marcus le chercha tandis qu’il mettait son moteur en route.
Les rizières ou les marécages. J’ai obtenu d’aller jusqu’au bout. Lorsque nous aurons découvert les documents photo ou quelques précisions sur la piste « Fidel Castro », nous partirons à sa recherche. Avec quelques explosifs en poche. Une vraie partie de plaisir.
— Et tu crois que Carmina pourra nous renseigner à ce sujet ?
Kovask tiqua. Il attendit d’avoir traversé le noyau dense de circulation du centre-ville pour répondre :
— Je n’en sais rien. Possible. C’est notre dernière chance. Côté Harvard, impossible de découvrir ce qu’il a pu faire des documents originaux. Les autres sont entre les mains des Cubains.
— Qui vont se méfier désormais et surveiller la fameuse piste ?
— Certainement.
Ils roulaient en dehors de la ville. Le temps très chaud continuait comme en plein été et Marcus Clark rêvait de baignade et de voile.
— On va laisser la voiture un peu avant. J’ai trouvé un sentier qui nous conduira aux arbres. L’endroit est frais et agréable. Ça ne sera pas trop pénible.
Gary Rice est prévenu ?
— Oui. A propos, j’ai un sac de papier avec quelques sandwiches et de la bière.
— Et si le gars ne se présente pas avant la nuit ?
— Le commodore nous enverra des copains. Mais Carmina n’attendra pas. Il a trente mille dollars à récupérer. Que ce soit pour ses amis castristes ou pour lui, la somme est intéressante.
Ils abandonnèrent la Jaguar dans un endroit désert. Elle était invisible de la route et Kovask la ferma à clé. Il désigna un petit sentier qui s’enfonçait dans les herbes en direction de l’est, parallèlement au Potomac qui coulait à quelques centaines de mètres de là. Ils atteignirent bientôt un groupe de grands arbres, des cyprès de taille impressionnante.
— La boîte est enterrée au pied du plus gros, celui-là. Nous allons nous planquer ici de façon à intercepter notre homme dès qu’il commencera à creuser.
— Et s’il envoie quelqu’un ?
— Nous nous en contenterons.
A la même heure, Carmina se demandait comment il pourrait s’absenter quelques instants pour récupérer les trente mille dollars. Le délégué culturel, de retour d’une grande tournée de propagande à travers le Nord des Etats-Unis, exigeait sa présence pour classer les articles de journaux que ses conférences avaient provoqués. En fait, son patron se rengorgeait comme un paon en l’obligeant à relire certaines phrases particulièrement élogieuses.
— Voyez-vous, Carmina, nous avons été chaleureusement accueillis partout et notre pays est particulièrement estimé. On nous félicite d’avoir détruit l’opposition castriste et de faire un tel effort pour notre développement économique et culturel.
Son adjoint rongeait son frein, avait une envie folle de lui sauter à la gorge en lui clamant la vérité. Le gros porc aurait été surpris d’apprendre que son meilleur collaborateur appartenait à ces castristes qui, à l’entendre, n’existaient plus dans son pays. Il prétendait que les F.A.L.N. avaient été écrasées ? Il aurait été atterré d’apprendre que les maquis se reconstituaient sur une autre base et que les réseaux terroristes et de renseignements n’avaient jamais été aussi nombreux.
Et tout cet argent qui risquait d’être découvert par un promeneur ! Il ne l’avait pas enterré profondément. Le sol pouvait se tasser, laisser soupçonner remplacement ! Il y a toujours des curieux pour fouiller en pareil cas.
— Vous m’entendez, Carmina ?
— Oui, señor.
— Vous rédigerez cette brochure d’une dizaine de pages. Avec les photographies les plus belles, les plus inédites que vous trouverez. Parlez du complexe de Guri, l’un des plus importants du monde. Parlez de l’aciérie de l’Orénoque et du barrage de Macagua.
— Et la culture, dans tout cela ?
Le délégué sursauta :
— Mais vous y consacrerez deux pages. Sur nos constructions scolaires, par exemple. N’oubliez pas les centres culturels américains. Ça leur fait plaisir.
— Je crois plutôt que ça les renforce dans l’idée que nous ne sommes que des colonies.
L’autre se figea et son œil charbonneux devint d’une acuité insupportable.
— Que voulez-vous dire ?
— Je suis partisan de montrer nos réalisations, pas celles des Américains. Mais si vous estimez que j’ai tort, j’agirai selon vos conseils.
Il fallait l’amadouer, ne pas le rendre soupçonneux à son égard. Combien de temps devrait-il tenir encore ? Un an ? Deux ans ? Ronger son frein et patienter.
Carmina, vos pensées seraient-elles subversives ? Nous avons encore besoin des Américains, et pour de nombreuses années.
— Je le sais, señor. Où pourrai-je me procurer les meilleures photographies ?
Le délégué lui jeta un long regard, puis ouvrit un tiroir pour chercher ses références.
— Nous en possédons ici, mais les agences américaines en possèdent d’excellentes. Je pense qu’elles vous les céderont à un bon prix.
— Je vais commencer ces démarches dès cet après-midi.
— Excellente idée. Mais ne vous attardez pas trop. À cinq heures, nous devons nous rendre à cette réception à l’ambassade du Pérou. Ce sera très important.
— Bien, señor.
Carmina déjeuna en vitesse. Il lui fallait récupérer la boîte en plastique contenant l’argent et la remettre à un envoyé du réseau. Il doutait que l’échange puisse se faire avant la nuit, mais, le soir, il était libre de ses mouvements.
Une demi-heure plus tard, il sortait de l’ambassade au volant de son coupé Honda. À tout hasard, il opéra quelques vérifications prudentes, pour être certain que personne ne le suivait. Une fois rassuré, il prit la direction de l’est. Dans une heure, il serait de retour. En attendant, il cacherait la boîte dans la voiture.
Lorsque le chemin conduisant au Potomac se présenta, il hésita à s’y engager en voiture. Il pouvait très bien la laisser sur la route nationale et continuer à pied. Puis il pensa que sa plaque pourrait attirer l’attention. Il roula lentement vers les grands cyprès, surveillant son rétroviseur et l’approche des arbres. Il les dépassa, fit un demi-tour rapide. Dans sa boîte à gants, il s’empara d’un tournevis pour creuser plus rapidement la terre. Il laissa tourner son moteur et fonça vers les cyprès.
Tout en creusant, il pensait qu’il avait oublié la balise radio parmi les liasses. Dans le fond, il aurait pu enterrer la boîte n’importe où, il l’aurait retrouvée facilement. Bientôt, son tournevis buta contre le container et il dégagea la boîte avec acharnement.
Le moteur de sa voiture cessa de tourner. Tout d’abord, il crut que son ralenti avait besoin d’un réglage, puis un léger bruit l’alerta. Il se retourna, aperçut un homme, le reconnut tout de suite. C’était cet officier de marine qui l’avait interrogé le matin même.
— Bonjour, señor Carmina. Vous n’auriez pas dû laisser la balise, voyez-vous…
Le Vénézuélien fonça tête baissée vers lui, mais Kovask s’y attendait et le cueillit d’un coup de pied à hauteur de l’estomac. Carmina tournoya sur lui-même, plié en deux, mais ce n’était qu’une feinte. Il se détendit, essayant de frapper avec son tournevis. Des deux mains, le Commander happa le poignet nerveux, fit un quart de tour et projeta le garçon par-dessus son épaule, aux pieds de Marcus Clark qui le releva pour le cogner au menton. Cette fois, il eut du mal à récupérer et, le temps de se relever, il encaissait une manchette à la base de l’oreille.