Un policier soupçonneux fouillait dans les réservoirs avec une longue tige :
— Vous venez du Guatemala ? Vous auriez mieux fait d’y rester. Ici… Oh ! il y a du fret, mais c’est la grosse bagarre ! Les transporteurs italiens et allemands font la vie dure aux autres.
— Je suis allemand, avait dit Marcus Clark.
— Et moi, polonais, ajouta Kovask. Nous sommes deux, et pas prêts à nous laisser faire.
Ce qui avait fait hausser les épaules du policier :
— Ce que j’en dis… Ici, la tonne-kilomètre est de sept cents. Si vous croyez faire fortune avec ça… Mieux vaut avoir des mulets, car alors le prix monte à quatre-vingt-dix cents.
— Mais si la route marginale se construit… Ils ont besoin de camionneurs.
— Allez voir et tâchez de vous faire embaucher. Mais attention, señores, si vous ne voulez pas de difficultés avec nous autres, les policiers, refusez certain fret qu’on vous paiera aussi cher que s’il était transporté à dos de mulet.
— Merci de l’avertissement, riposta Kovask. De quoi s’agit-il ?
— Vous l’apprendrez bien sans moi.
Enfin, on les avait autorisés à poursuivre vers le sud. Ils avaient fait le plein d’essence, emporté des jerricans de secours, quelques provisions. La route transversale était bonne, encore qu’étroite. Il y avait énormément de trafic. Des camions de toutes les marques, mais le plus souvent dans un état épouvantable. Seuls quelques Fiat, quelques Dodge et des Nissan japonais appartenant à de grandes sociétés étaient de construction récente.
— On fonce dans le brouillard, répétait Marcus Clark cramponné à son volant, mais j’aime ça. Si jamais on ne réussit pas, le commodore saute. Tu penses que la C.I.A. voudra sa peau ! Dissimulation d’informations concernant l’Amérique du Sud, leur terrain de chasse. Tu verras qu’ils vont nous tomber sur le dos d’ici peu.
— Surveille ton thermomètre, pour l’instant, dit Kovask, s’escrimant sur un gros cigare noir qui tirait mal. Le reste viendra bien assez vite.
— Le fret à 90 cents ?
— Ça et le reste. Nous allons dans la zone la plus dangereuse du coin. Il se produira bien quelque chose.
— On passe la nuit à se taire masser les fesses ou on arrête ?
— Trouve une fonda pas trop moche.
Deux étages, une dizaine de fenêtres et le mot « Shell » éclaboussant de néon rouge quelques maisons tassées. Clark se rangea derrière une grosse citerne. Lorsqu’ils sautèrent à terre, leurs jambes tremblaient et ils chaloupèrent pour arriver jusqu’au bar encombré. Ils commandèrent deux bières dans le brouhaha indifférent. Tout le monde se connaissait et ils se trouvèrent mêlés à une conversation sans l’avoir voulu.
Un Danois énorme s’approcha de Kovask en mordant dans un sandwich, une bouteille de bière dans l’autre main.
— Colombie ?
— Mon copain et moi, on débarque du Guatemala. On va essayer la Marginale.
L’autre but un coup de bière :
— Le G.M.C. garé derrière moi ?
— La citerne ? Oui.
— Tiendrez pas le coup. Remplissent les camions avec une saloperie de bull. Les types sont ronds constamment et la lame défonce tout. Un vrai cirque… Parfois, le conducteur a reçu un ordre des F.A.L.N., alors il démolit quelques camions. Et puis, il faut parcourir quinze bornes pour livrer. La prime au rendement ! Les vacheries ! Je préfère traverser la Colombie malgré les bandes armées… Vingt mille litres d’essence.
— La citerne est à toi ?
— Nous sommes quatre. Deux par voyage. Si tout va bien, en un an on a payé nos dettes. Sinon…
Kovask buvait sa bière à petits coups, jaugeant son gaillard.
— Pas de combines, dans le coin ? Les flics nous ont prévenus à Maracaïbo.
— Ecoute, boy. Tu risques ta peau déjà, dans ton tacot. Si tu cherches encore les emm…
— J’en ai eu, au Guatemala. Ça bouge là-bas aussi. On a été plus ou moins obligés de filer. Les Ricains supportent rien.
Le Danois s’écarta de lui pour le jauger, engouffra une partie du sandwich.
— Ici, c’est du même. Pire encore, peut-être, car le pétrole les énerve. Méfie-toi de tout le monde, mon vieux.
Clark réussit à le rejoindre avec deux sandwiches à la main.
— Ça va se tasser, paraît-il. On peut avoir un lit…
— Un lit ?
— En dortoir. Les gars attendent le jour pour se risquer dans la Cordillère, et puis la frontière. Paraît que c’est dur, à la Marginale.
— Je sais, répondit Kovask en examinant son sandwich.
Précautionneux, il retira quelques-uns des piments posés sur la charcuterie, flaira cette dernière. Pas d’odeur suspecte. Il mangea avec appétit. Il se sentait fatigué.
Une semaine qu’ils avaient quitté Washington. Lorsqu’ils avaient compris qu’ils ne retrouveraient pas les photographies, Carmina n’avait rien ajouté et il avait fallu le rendre aux siens. Gary Rice s’était obstiné, mais ils savaient que, à la moindre fuite, la C.I.A. ne le manquerait pas. Ils s’étaient démenés au Mexique, puis au Guatemala avec leur nouvelle personnalité. Ils avaient préféré ne pas changer de nom. Trop compliqué pour la suite.
— Il y a soixante camions qui tournent à une heure d’ici. La route grimpe en pleine montagne. On comble les creux, on rabote les bosses. Des fondus ne dorment que quelques heures pour gagner les primes. Il y a de la bagarre. Plus de dix camions ont sauté dans le vide depuis un mois, et pas seulement par accident.
— Les guérilleros ?
— Oui. Paraît qu’on sera contactés au début. Propagande, mais pas de promesse d’argent. Ils cherchent des gars travaillant pour la peau. On peut pas accepter sans être suspects. Nous sommes venus ici pour gagner de l’argent, non ?
Kovask regardait autour de lui, essuyant la sueur qui ruisselait de son front. Sa chemise collait à sa peau. Marcus Clark n’était pas en meilleur état.
— On ne va pas roupiller ici, un dortoir…
— Si, insista Marcus. Il se vide de bonne heure. Et puis, là-haut, ça discute. On peut avoir des tuyaux. Ah ! autre chose : paraît qu’il y a pas mal d’agents de la C.I.A. par ici.
— Je sais, répondit le Commander. On risque d’être reconnus. J’en connais bien deux ou trois dizaines.
— Moi aussi. Mais ceux qui travaillent ici sont en place depuis des années. Nous avons toutes nos chances.
Un juke-box éclata soudain à plein tube.
— Salut, les gars ! dit en espagnol un petit homme brun. Vrai, que vous allez à la Marginale ?
— Les nouvelles vont vite, remarqua Kovask.
— J’y vais aussi. Martinez. J’ai un Berliet. Paraît que c’est très dur pour le matériel. Je veux bien essayer de tourner un jour ou deux, mais si ça ne va pas, je file. Remarquez, j’en ai vu d’autres. L’Orénoque. Le camion sur un radeau, et vogue la galère, avec deux Johnson de dix-huit chevaux. De la folie, quoi ! Du minerai de fer plein la benne. On a coulé deux fois et, chaque fois, j’ai sauvé le camion. Puis, j’en ai eu marre. La Bethlehem Steel organisait son propre transport et ne nous donnait plus que cinq cents la tonne-kilomètre.
Martinez les entraîna vers la partie la plus calme de la salle, découvrit une table et des chaises.
— Venez de loin ?
— Guatemala. Avant, le Mexique.
— Et il n’y a pas de boulot ?
— Si, mais les Américains sont pointilleux.
— Il y en a à la Marginale. Des ingénieurs. Et des autres aussi, mais enfin, on les emm… Tandis qu’au Guatemala…
Lui aussi avait retenu un lit. Ils montèrent vers neuf heures, échappant au tumulte. Le premier se divisait en plusieurs dortoirs et ils purent trouver facilement leur numéro. Des gars ronflaient déjà tandis que la plupart jouaient aux cartes. Kovask ôta sa chemise, son pantalon, alla se mettre sous le robinet du seul lavabo visible. Il revint vers son lit et s’y étendit. Découvrir une piste secrète dans ces conditions représentait des difficultés énormes, des journées de patience avec un travail exténuant et dangereux. S’ils en réchappaient, Marcus et lui…