Lorsqu’il longea un ravin, il stoppa, tira son frein à main, mais laissa tourner le moteur. Une torche électrique à la main, il monta dans la benne. Le rayon lumineux se posa sur deux mains exsangues qui sortaient des lèvres du pneu, Pourtant, Martinez avait le teint presque noir.
— Alors ? Tu as compris que je ne plaisantais pas ?
— Amigo, je te jure… Je ne comprends pas pourquoi…
— Nous sommes au bord d’un ravin. Je vais manœuvrer et puis enclencher le vérin de levage. Tu glisseras doucement, et puis le pneu se mettra à rouler. Il y a bien cinquante mètres jusqu’en bas. Tu pourras gueuler à ton aise dans ta cage de caoutchouc, personne ne viendra te chercher là en bas.
— Amigo… Que le sang de ma mère me retombe…
Kovask n’entendit pas la suite. Il sauta à terre, passa le bras par la portière ouverte. La benne commença de se détacher du châssis très lentement.
— Même pas besoin de reculer, cria-t-il… Le pneu rebondira en tombant et je n’aurai qu’à le pousser avec la main. Adios, Martinez !
L’autre se contint jusqu’à ce que le pneu commence à glisser.
— Non… Je vais te dire, arrête tout !
— Tu as vraiment quelque chose à me dire ? Tu ne m’arrêtes pas pour rien ?
Le pneu glissa encore de quelques centimètres tandis que des restes de terre séchée roulaient.
— Oui… Je vous attendais à Maracaïbo… Deux étrangers venant du Guatemala avec leur G.M.C. sur un cargo suspect… Facile. Il fallait que je vous surveille. Vous n’étiez peut-être que des agents de liaison avec les castristes des deux pays.
Kovask ricana. Leur couverture avait été si habilement fabriquée que même la C.I.A. s’y était laissée prendre.
— Tu appartiens à la C.I.A. ?
— Oui. Mais, par pitié, arrête ce système.
— J’arrête, mais je n’inverse pas. Tu sais ce que ça veut dire.
Lorsqu’il revint, Martinez haletait fortement.
— J’étouffe, là-dedans… Il faudra me sortir vite, car l’air me manque.
La torche éclairait un œil exorbité entre les deux mains qui s’agitaient comme des algues.
— Roy ?
— C’est le grand patron de la C.I.A. pour toute cette zone. Je lui ai dit que vous vous intéressiez aux guérilleros… ! Et puis, aujourd’hui, Marcus discutait avec l’Anglais de la piste secrète « Fidel Castro ». J’ai entendu par hasard.
— Tu avais quitté la ronde ?
— Un moment, pour faire le plein. Et puis, j’ai eu l’idée de venir écouter. J’ai prévenu Roy. Il m’a dit qu’il allait voir ce que vous aviez dans le ventre tous les deux.
— Alors ?
— Je crois qu’il vous attend sur la route de San Cristobal… Pas très loin d’ici. Il y a une sorte de défilé, et puis la route escarpée. Le piège est là-bas, à la sortie du défilé.
— Il veut nous liquider sans savoir qui nous sommes exactement ?
Martinez n’en pouvait plus, et sa respiration était sifflante.
— C’est un homme brutal qui ne s’embarrasse pas de précautions.
Kovask se demanda s’il n’y avait pas autre chose. Le géant se faisait deux mille dollars de boni chaque jour. Peut-être craignait-il d’être espionné à son tour par un autre service secret américain ? La D.I.A., par exemple, ou le F.B.I., qui n’étaient guère portés à se montrer très tendres en pareil cas.
— Faites-moi sortir, maintenant ; je n’en peux plus.
— Pas le temps, dit Kovask. Tâche de tenir le coup jusqu’au bout, sinon, tant pis pour toi. Il fallait te tenir les pieds au sec.
Tout ce qu’il fit fut de laisser la benne se remettre en place avant de foncer de nouveau vers Roy.
CHAPITRE IX
Dans le défilé, le bruit du moteur s’amplifia terriblement et il leva le pied inconsciemment. Tout de suite après, Roy et son équipe l’attendaient. Et il n’avait pas d’arme, en poche du moins. Dans l’un des longerons du châssis, une cache avait été aménagée par les Ateliers de la Navy. Elle contenait des Ruger Blacks, des micro-grenades, des explosifs et des balises radio de longue durée. Pour y accéder, il fallait découper le métal au ciseau à froid, compromettre à jamais son existence que les douaniers de deux pays n’avaient soupçonnée. Il restait une faible possibilité pour un compromis avec Roy. Mais auparavant, il fallait prouver sa force, lui faire comprendre qu’on n’avait pas peur de lui.
D’un seul coup, le bruit décrut, il laissait le défilé derrière lui et la grande bagarre allait commencer. Il mit pleins phares pour éclairer la route, décida que tout se passerait après le tournant en épingle qui s’annonçait.
Il freina, découvrit les trois rochers qui barraient le passage et, au-delà, le Dodge 4x4 dont les phares s’allumèrent d’un seul coup, l’éblouissant. Il bloqua tout en se protégeant les yeux de son bras pour ne pas être aveuglé, passa en marche arrière. Tournant la tête, il recula en collant la paroi rocheuse, éraflant les rebords de la benne, remontant le virage à l’envers. Devant lui, il y avait des cris, mais ils ne pouvaient que le suivre à pied puisque, bêtement, ils avaient placé le Dodge après le barrage.
Le virage n’en finissait pas et il se guidait grâce à la flaque rouge de ses feux arrière sur la roche, jetant de temps en temps un coup d’œil en avant. La première balle tinta contre le montant supérieur du pare-brise, mais les suivantes le firent sauter en plusieurs endroits et il se givra instantanément. Peu lui importait. Il était arrivé au bout du tournant, pouvait accélérer à fond. Dans son pneu, Martinez hurlait de terreur, sentant le camion osciller de gauche à droite, frôler le ravin, puis le mur de la montagne.
D’un coup de coude, Kovask fit sauter les éclats de verre, découvrit trois silhouettes à plusieurs centaines de mètres. Il pouvait leur prendre quelques précieuses secondes avant le défilé. Il avait repéré une plate-forme où il pourrait faire son demi-tour. Mais il n’avait nullement l’intention de renoncer. Simplement leur faire voir de quoi il était capable.
Son demi-tour amena la benne au-dessus du vide, et même il sentit ses roues arrière déraper légèrement sur les bas-côtés fragiles de la route. Mais, au lieu de repartir en marche avant en direction du défilé, il se mit à reculer vers les trois silhouettes qui ralentissaient, s’immobilisaient. En même temps, il mettait le vérin de benne en marche et le pneu commençait de glisser. Martinez hurla si fort qu’il couvrit le bruit du moteur.
Kovask bloqua son frein à main, descendit de camion et se plaqua contre la benne. Au passage, il pouvait orienter le pneu, entre le moment où il quitterait la benne et ne serait pas encore sur la route. Ensuite, impossible.
La grosse masse de caoutchouc faillit le surprendre. Elle lui coinça le bout des doigts contre la ridelle, mais, malgré la douleur, il donna une poussée suffisante pour la faire tournoyer. Le pneu se trouva sur sa tranche, rebondit plusieurs fois avant de se mettre à tourner.
Depuis le défilé, la route descendait. Pas terriblement, mais suffisamment pour entraîner l’énorme enveloppe de bulldozer.
Elle descendait vers les trois hommes en zigzaguant un peu et ils s’arrêtèrent. Roy se trouvait au centre, les dépassant de deux têtes au moins. Puis il fut tout seul, ses compagnons reculant précipitamment. La grosse masse pouvait les écraser comme rien, sans même ralentir sa course.