Déjà, il avait sa petite idée là-dessus et espérait en avoir confirmation sous peu. Jusqu’au soir, il dut oublier cette série de photographies pour contrôler, critiquer et modifier les travaux de ses collaborateurs. Il dirigeait le bureau des rectifications au sein du département de géodésie aérienne et spatiale. Mais son propre contrôle n’était qu’un début, puisque, après lui, vingt-six spécialistes vérifiaient le moindre petit contour, le moindre changement apporté à une carte. La National Géographie Society ne produisait que du travail de qualité, que ce soit dans ses publications magazines ou dans l’édition de ses cartes.
A sa sortie du bureau, Harvard fila vers le Capitole et, quelques minutes plus tard, pénétra dans la bibliothèque du Congrès. Il remplit sa fiche, demandant le numéro de juillet de la revue castriste Ahora publiée à La Havane, ainsi que le numéro 455 de l’hebdomadaire catholique Action qui paraissait à Caracas.
Il commença par la lecture, la relecture plus exactement puisque ce n’était pas la première fois qu’il avait ce numéro d’Action entre les mains, d’un article sur le projet C.M.S. La C.M.S., Carretera marginal de la Selva, était l’un des programmes routiers les plus importants jamais mis en chantier devant relier Caracas, capitale du Venezuela, à Assomption, capitale du Paraguay, par une autoroute continue de 6.000 kilomètres. Le tracé formait un immense arc de cercle longeant le versant oriental de la Cordillère et intéressait six pays : le Venezuela, la Colombie, l’Equateur, le Pérou, la Bolivie et le Paraguay.
D’importants travaux se trouvaient déjà en cours, et le Pérou, notamment, avait près de 600 kilomètres en service. Les difficultés les plus terribles se produisaient en Colombie où des attentats, des sabotages et des attaques de guérilleros compromettaient les projets.
Cet article-là, Harvard avait pu le parcourir à la bibliothèque de la National Géographic Society, mais il préférait celle du Congrès pour le consulter de nouveau.
En revanche, il avait découvert celui d’Ahora à ce même endroit, deux jours auparavant, à la suite de recherches fastidieuses durant tout un samedi. Il s’agissait d’ailleurs d’un entrefilet qui pouvait échapper à l’attention :
« La conférence de l’O.L.A.S. souhaite qu’une route secrète, reliant tous les pays d’Amérique latine en lutte contre l’impérialisme, soit construite le plus rapidement possible à l’image de la fameuse piste d’Ho Chi-minh au Viêt-nam, qui favorisa la première victoire contre les Français et contribue actuellement de façon efficace à la lutte contre les Américains. La conférence propose que cette route secrète reçoive le nom de piste de « Fidel Castro ». »
Harvard avait eu connaissance de cet entrefilet grâce à une revue géographique concurrente qui ne prenait pas très au sérieux ce désir de l’O.L.A.S., Organisation latino-américaine de Solidarité, l’estimait impossible en établissant le parallèle avec les difficultés rencontrées par la route marginale de la forêt, d’inspiration officielle celle-là, difficultés matérielles évidemment.
Il haussa les épaules. Personne n’avait rien compris. Le projet C.M.S. devait recouper par endroits la piste Castro, d’où l’activité intense des bandes armées contre les chantiers.
Soigneusement, il recopia une partie du premier article, puis le communiqué de l’O.L.A.S. en entier. Ensuite, il quitta le Capitole et rentra chez lui dans la banlieue Ouest. Il habitait un bungalow très confortable. Sa femme Amelia, installée dans un fauteuil-relax, surveillait l’arrosage de sa pelouse.
— Je t’attends depuis une heure, dit-elle d’une voix pointue. Tu es allé prendre un verre ?
— Non. Une vérification à faire à la bibliothèque du Congrès.
Il rentra chez lui, ôta sa veste, sa cravate, ses chaussures, se prépara un verre de bière qu’il emporta dans son bureau. Il en but la moitié, puis sortit un dossier d’un tiroir. Les huit réductions au dix millionième formaient un carré de trois sur trois auquel manquait l’épreuve 455 qu’il apportait. Il se hâta de la coller avec du scotch, obtenant une carte parfaite de la Colombie orientale comprise entre le 68e degré et le 72e degré de longitude ouest, et limitée au nord par le 14e degré de latitude nord et l’équateur.
Les ronds rouges se succédaient en ligne presque droite qu’il traça d’un crayon léger.
— La piste secrète Fidel Castro, dit-il en s’inclinant ironiquement. Enchanté. Carl Harvard, dit Campus, géographe distingué.
Il replia la carte soigneusement.
— Combien de dollars ? La C.I.A. ?
Il fit la grimace. Quelques années plus tôt, il avait eu affaire avec les hommes de la C.I.A. Une collaboration entre son service et ces policiers inquiétants. Envoyé pour leur apporter ses lumières, il avait été reçu comme un suspect, et chacune de ses paroles avait été mise en doute par ces imbéciles. Il s’agissait alors d’établir de nouvelles cartes de la Thaïlande.
Allait-il entrer en contact avec ces gens stupides et rusés à la fois qui l’interrogeraient longuement, le grugeraient au nom de la raison d’Etat tout en le félicitant pour son patriotisme désintéressé ? Un renseignement comme celui-là valait bien dix mille dollars.
Lorsque sa femme l’appela pour le repas, il ruminait ce chiffre, finissait par le trouver insuffisant.
— Il faut penser au chauffage, lui dit Amelia. Nous ne pouvons recommencer comme l’an dernier.
La chaudière, insuffisante, menaçait d’éclater.
— J’ai téléphoné pour un devis. Au moins trois mille dollars, m’a dit l’installateur.
Harvard rêvait. Il aurait aimé quitter la N.G.S. pour poursuivre des recherches personnelles, voyager. Dix mille dollars ne représentaient rien du tout. Au moins trente mille, et encore.
— Tu me réponds ?
— Je vais y réfléchir.
— Il sera temps. Nous sommes en septembre et souvent, fin octobre, le froid devient rigoureux.
— Nos économies…
— Mille dollars. Bien sûr, à crédit… Mais nous sommes déjà bien enfoncés avec les traites de la maison, celles de la voiture. Si tu demandais un prêt à la Société ?
Il repoussa l’idée avec horreur, parce qu’il aurait été obligé d’obtenir l’assentiment de Richardson, le directeur du département de Géodésie aérienne et spatiale.
— Je pense pouvoir récupérer l’argent, dit-il.
— Comme ça ?
— Des travaux que je poursuis en dehors de la Société. Ils intéresseront certaines personnes.
— C’est pourquoi tu t’enfermes dans ton bureau ?
Il sourit, puis tressaillit. Ils dînaient dehors et n’importe quel voisin pouvait les entendre. Il décida de ne rien demander à la C.I.A. Il lui fallait contacter d’autres personnes. Pourquoi pas le gouvernement colombien, par exemple ? Et celui du Venezuela, sans oublier les quatre autres intéressés au projet C.M.S. ?
— Il faut que je sorte, dit-il.
— Maintenant ?
— Pourquoi pas ?
Sans plus se préoccuper d’elle, il alla s’habiller en hâte. Sa femme resta seule à table et décida d’achever les gâteaux à la crème qu’elle avait achetés. Petite et boulotte, les cheveux d’un blond douteux, frisée comme un mouton, elle se souciait très peu de son apparence physique, ne songeait qu’à manger et à lire des journaux de cinéma. Dans la journée, elle passait des heures devant la télé, changeant de chaîne chaque fois qu’un film finissait.
— Tu rentreras tard ?
— Dans une heure seulement.