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Les autres chauffeurs devaient se douter de quelque chose, car l’atmosphère était plus tendue que d’habitude. Les autres jours, les vacheries se succédaient sans hargne ni méchanceté. C’était chacun pour soi, même si on écrasait les autres au passage. Mais, ce jour-là, tout était changé, et les deux amis avaient l’impression qu’ils n’échapperaient pas bien longtemps à la catastrophe. On savait qu’ils avaient provoqué Roy, et les autres camionneurs regrettaient l’armistice de plusieurs semaines qui venait d’être aussi bêtement rompu. Les mêmes qui auraient volé à leur secours s’ils les avaient vus en difficulté avec Roy la veille. Mais ici, on ne pensait jamais aux conséquences directes avant, mais après. On leur en voulait à mort et chacun craignait de voir apparaître les guérilleros ou d’entendre les détonations des mortiers.

— Pas folichon, dit Marcus, installé à droite, le bras à la portière, le pistolet fauché à Roy à portée de la main. Ce couillon avec son Willis a bien failli nous envoyer à dame. On aurait dû prendre le gros tank de Rowood.

Kovask conduisait les mâchoires crispées. La fin de semaine s’annonçait moche, très moche. Mais, pour conserver leur couverture, ils devaient jouer le jeu, se faire passer pour des durs cherchant à sauver la face avant de se retirer.

— Dis donc, Rowood, son rôle ? dit Marcus.

— Je ne peux rien dire.

— Curieux, qu’il soit si bien renseigné.

— Je parie qu’il y en a une demi-douzaine d’autres qui le sont aussi bien sur le chantier.

— Possible, mais avoue que nous sommes tombés juste tout de suite. Il aurait fallu drôlement chercher, sinon.

Kovask se rangea derrière la file qui attendait de passer au remplissage. Cela faisait la cinquième fois depuis l’aube et, chaque fois, ils avaient un peu d’appréhension. Les pires accidents pouvaient alors arriver. Il suffisait que le conducteur du bulldozer pousse une quantité énorme de terre pour engloutir la cabine et ses passagers. Une petite erreur de calcul…

— Je surveille, dit Marcus, sautant à terre, une cigarette à la bouche.

Il prit un peu de champ, se retourna pour croiser les regards lourds des autres chauffeurs. Ces imbéciles-là devaient avoir une clé anglaise ou une manivelle à portée de main et, au moindre incident, ils se rueraient sur eux.

Les camions étaient remplis en quelques secondes, sauf les plus gros pour lesquels le bull devait accomplir deux voyages. En arrière, deux pelleteuses attaquaient la montagne avec ardeur pour fournir la terre en quantité suffisante. Un bulldozer plus petit allait et venait pour la repousser vers le gros.

Un instant, il détourna la tête pour regarder un camion en panne à l’arrière de la file. Lorsqu’il reporta les yeux vers le G.M.C., il aperçut la grande lame du bull qui se levait, menaçante, au-dessus de sa cabine. Il se mit à courir en hurlant et Kovask l’entendit. Il lui fit signe de se baisser au moment même où le coin de la lame s’abattait sur la cabine.

Il y eut un déchirement de tôles et cinquante centimètres de lame disparurent à l’intérieur. Kovask, qui venait de s’aplatir sur les sièges, vit le coin luisant d’acier à quelques centimètres de son nez. Le machiniste essayait de relever son outil. Marcus assista à une chose assez extraordinaire. Le G.M.C. suivit le mouvement, se souleva d’un demi-mètre avant de se détacher et de retomber lourdement.

Le lieutenant ouvrit la porte, vit Kovask lui sourire :

— Rien ?

— Intact !

— Le salaud !

Avant que le Commander ait pu le retenir, Marcus avait grimpé sur le moteur, puis sur la cabine. D’un saut, il avait franchi la brèche énorme dans le toit, courait sur la terre grasse. Le conducteur ne l’avait pas vu venir. Comme si ce n’était qu’un simple incident, il refoulait de nouveau la terre en direction du G.M.C. Marcus dut contourner l’énorme masse rougeâtre en mouvement.

Le conducteur, un Colombien plein de poil et métissé d’Indien, le découvrit en train d’escalader son engin. Sa stupeur et sa frousse le clouèrent sur place. Juste au moment où la terre tombait dans la benne, il reçut son premier coup. Il n’eut que le temps d’immobiliser le bull. Marcus le tira avec une force inouïe, le balança à terre. Le Colombien roula sur le dos, essaya de se remettre à quatre pattes pour se relever, mais reçut le poids de Marcus sur les reins et poussa un hurlement terrible.

Kovask arrivait à son tour pour contenir son ami. Marcus envoya son pied dans le visage grimaçant.

— Laisse tomber, sinon nous allons les avoir tous sur le poil.

Il désignait les collègues du conducteur qui accouraient, deux ou trois armés de barres de fer.

— Et tout à l’heure, ce seront les chauffeurs mécontents.

Les deux hommes sautèrent sur le capot, puis, à terre, démarrèrent sous les cris des autres camionneurs que cet arrêt de deux minutes avait rendus furieux.

A coups de marteau, pendant qu’ils roulaient, Marcus repoussa les tôles.

— Fais attention. Le moindre cahot et tu t’ouvres le crâne.

Il continua, puis essaya de recoller le revêtement avec de la bande adhésive, mais avec la chaleur ce n’était guère possible. Il finit par bourrer le trou avec tout ce qui lui tombait sous la main. Ce n’était pas très beau, mais ils pouvaient rouler sans se fracturer le crâne.

— Il risque de ne pas vouloir nous servir au prochain voyage, dit Kovask.

— Qu’il fasse gaffe, je le descends.

Le Commander sourit, dit doucement :

— N’oublie pas qu’on se fout complètement de la Marginale, du boulot et des dollars. Notre job, c’est de trouver la piste « Fidel Castro ». Le reste, tu sais…

Marcus s’excusa d’un sourire :

— On se laisse prendre à cette ambiance survoltée… Dire que j’ai fait tant d’études pour en arriver là ! Que de temps perdu ! Tu ne crois pas que la vie, la vraie, c’est ici et non ailleurs ?

— Peut-être, mais ici elle risque de devenir très courte pour nous si nous n’y prenons pas garde. Je crois que Roy n’en restera pas là et que nous aurons bientôt de ses nouvelles.

Pourtant, ils purent tourner jusqu’à midi sans autre incident. On les servit en terre comme les autres. D’ailleurs, le conducteur du bull avait été remplacé par un colosse placide.

A la cantine, il y eut quelques remous lorsqu’ils apparurent, mais Rowood leur avait réservé sa table.

— Trois couverts, hein ? Ce pauvre Martinez ne viendra pas. J’ai entendu dire qu’il se trouvait à l’infirmerie avec quelques côtes brisées et une paire de vertèbres déplacées. Il s’en tire à bon compte. J’espère qu’on le baptisera « chambre à air » ou « boyau ».

Ils sourirent. Kovask commanda des Cutty Sark.

— Bigre, que fêtez-vous ? demanda l’Anglais.

— Notre vie sauve, la mienne. Sans Marcus, j’y passais. Un coup de lame de bull en travers du crâne.

Rowood sifflota sa surprise :

— D’habitude, ces crétins de conducteurs se contentent d’une tape amicale sur le toit de la cabine. Ils appellent ça baptiser le camion. Moi, mon gros Mack avait été repeint quand je suis venu ici. Non par coquetterie, mais parce que la tôle est mieux protégée. Le même jour, il était cabossé dans les grandes largeurs. Le soir, j’ai attendu le gars trois heures durant, et je l’ai trempé dans un fond d’huile de vidange. Pendant huit jours, il n’a pas quitté les W.-C. Il en avait bu une bonne pinte.

— Belle imagination, répondit Kovask en souriant. Ça vaut le pneu.

— On se défend. Mais une tentative de meurtre aussi flagrante ! Malgré la protection de Roy, le gars doit être dans ses petits souliers. Tu pourrais faire faire un constat. Le commander haussa les épaules.