— Inutile.
Ils attaquèrent les hors-d’œuvre. Vers la fin du repas, Marcus toussa dans sa serviette.
— Attention, une délégation.
Trois des plus costauds et des plus coriaces parmi les camionneurs approchaient.
— Les gars, dit celui du milieu, on sait que vous avez des ennuis avec Roy. Nous, on s’en fout. Mais on a remarqué que lorsque Roy avait quelqu’un dans le nez, tout le monde prenait. Nous sommes navrés pour vous, mais, les gars, faut filer d’ici.
Kovask releva la tête, toisa le chauffeur :
— Compris, pépère. Dès qu’on touchera l’enveloppe, on filera d’ici. Correct, non ?
L’autre parut désarçonné par la facilité de sa victoire.
— Correct.
— On ne veut pas choper l’épidémie, dit Marcus. Comme il y a déjà pas mal de cas…
Le cerveau obtus de l’autre ne réalisait pas vite.
— Epidémie ?
— De frousse et de c… rie. Et j’en vois des qui sont rudement atteints.
Le gros fit un pas en avant mais, d’un seul bloc, Kovask, Marcus et Rowood se levèrent.
— Dès qu’on aura l’enveloppe, dit Kovask… Maintenant, on voudrait bien déjeuner en paix.
— Ce petit c… a besoin d’une leçon. On est contaminés, mais on a encore des forces.
— Foutez le camp ! dit Kovask. Foutez le camp, ou vous y restez tous les trois. J’ai failli me faire tuer ce matin, je rencontre une belle bande de lâches, et je ne pourrai pas me retenir, je le crains. Alors, foutez-moi le camp, et vite !
Ses yeux très clairs passèrent de l’un à l’autre et ils y lurent une menace terrifiante. Lentement, ils reculèrent, sortirent de la cantine. Kovask s’assit et attaqua son poulet frit.
— J’ai eu le frisson de la mort en t’écoutant, dit Rowood. Bon sang, où as-tu pris ce ton de commandement ?
Il se pencha en avant :
— Sais-tu à qui tu m’as fait penser ? Kovask secoua la tête, ne pouvant répondre la bouche pleine.
— A un capitaine de bateau, faisant face à ses hommes mutinés. Tu n’as pas été dans la marine, toi ?
— Autrefois, oui.
— Je me disais, aussi… Je suis anglais, donc marin. Oh ! simplement matelot. J’ai connu des officiers comme toi. Pas des sous-verges. Des cracks.
Le Commander mastiquait lentement en le regardant dans les yeux, se demandant où l’autre voulait en venir. Mais Rowood renonça et se mit à manger. Dans la cantine, on les épiait discrètement. L’attitude du grand gaillard aux cheveux et aux yeux presque blancs en avait imposé à tous.
Après une sieste de trois heures, les deux agents de l’O.N.I. reprirent la ronde. Le ciel s’était couvert d’une couche uniforme de nuages et l’air devenait irrespirable. Marcus Clark conduisait tandis que Serge Kovask surveillait le mouvement.
— Nous sommes à peine une vingtaine avec cette chaleur, et c’est mou, constata-t-il. Il n’y a pas de hargne comme le matin.
Il se pencha fortement au-dehors pour essayer de voir derrière eux.
— Personne. Ils roupillent tous à leur volant.
Au terre-plein de chargement, il n’y avait que deux concurrents devant eux, et le conducteur du bulldozer prenait tout son temps. Lorsque ce fut leur tour, ils attendirent plus d’une minute avant que la terre ne soit poussée dans la benne.
— Pas pressé, le gars, mais j’aime autant ça qu’un coup de lame, dit Clark en levant les yeux vers le toit défoncé.
Il passa sa première, démarra en douceur. Lorsqu’il s’engagea sur le chemin du retour, ils n’aperçurent pas les deux camions qui les précédaient.
— On se sent vraiment seul, ricana Marcus.
— Oui, dit Kovask en prenant le pistolet chipé à Roy et en vérifiant le chargeur. Je crois que nous allons y avoir droit. Ça pue le piège à plein nez. Personne devant, personne derrière, nous seulement.
— Les autres fois, ils ont tiré dans les pneus des gars qui sont allés au décor. C’est ainsi que Rowood s’est cassé le bras.
— Oui, et pour tirer dans des pneus, il faut se trouver à la même hauteur. Une très mauvaise position au point de vue tactique militaire. Sois prêt à exécuter un certain nombre de manœuvres. Inutile de foncer, d’ailleurs, ça ne servirait à rien.
— On ne va pas se laisser canarder…
— Réduis. Vingt-cinq miles, c’est un maximum. Je crois que ce sera au grand tournant, où la vue est bien dégagée. Les tireurs seront planqués en contrebas de la route. Voilà ce que nous allons faire…
Pour le transport rapide de la terre, un circuit à sens unique avait été tracé par les bulldozers. A cet endroit, la piste traversait une sorte de petite vallée en un très grand arc de cercle. On avait commencé de creuser l’une des collines pour prendre de la terre, puis, celle-ci s’épuisant, il avait fallu aller plus loin, ce qui expliquait que l’endroit soit débroussaillé sur une grande superficie.
— Logiquement, dit Kovask, les tireurs doivent être embusqués en plein virage, là où la route se redresse durant une centaine de mètres. Un pneu crevé ne pardonne pas à cet endroit puisque, de chaque côté, plus loin, la chaussée est construite sur le remblai. On verse à droite ou à gauche, pas d’histoire, si on n’arrive pas à maîtriser son véhicule. Et avec plusieurs tonnes de terre à l’arrière…
— J’accélère.
— Non. Au contraire. Prépare-toi à freiner, sec, très sec, tu m’entends ?
Marcus essuya la transpiration qui coulait de son front. Il faisait de plus en plus chaud.
— Sec ? Mais toute la charge va bouger, se plaquer contre la cabine et nous déporter encore plus.
— Tu tâcheras de garder le contrôle de ton véhicule. Puis, aussi sec, tu recules en direction des tireurs. Là, ils seront au moins deux. Les autres attendront plus loin en cas de pépin, pour nous mitrailler de l’avant sans risquer d’atteindre leurs petits copains.
— Nous arrivons.
— Au signal, tu freines à bloc.
— Je rétrograde ?
— Non, ils se méfieraient.
Kovask porta une cigarette à sa bouche, l’alluma.
— Je crois que je les vois. En contrebas, là, derrière cette motte. Tu freineras juste à leur hauteur. Nous ferons une trentaine de mètres et tout de suite en marche arrière sur eux. Ils n’auront pas le temps de réaliser.
Marcus comprit :
— La benne ?
— T’inquiète pas, c’est moi qui la mettrai en route. Dès que tu freineras, pour que la terre se déverse sur eux au moment même où l’arrière les surplombera. Alors, tu t’arrêtes. Moi, je saute à terre. Dans l’affolement, je vais essayer de m’emparer de leur fusil mitrailleur, car il leur faut une telle arme pour les pneus.
Le lieutenant, décontracté, roulait un coude à la portière, mais en serrant fortement le volant. A l’endroit prévu par Kovask, il freina de tout son poids, se dressant même sur son siège pour donner plus de force à son pied. Il passa la marche arrière en faisant craquer les pignons, recula la tête à la portière tandis que son ami mettait en route la benne.
— Tu freineras pile de nouveau et ils recevront tout sur la gueule. Je te dirai.
Quelqu’un tira une longue rafale de mitraillette, mais sans résultat. Avant qu’ils puissent déplacer le F.M., le G.M.C. déverserait ses cinq tonnes de terre sur eux.
— Continue. Lorsque tu m’entendras, tu arrêteras net, dit Kovask en sautant en marche, pistolet au poing.
Une silhouette se dressait, celle d’un homme barbu qui ouvrait des yeux comme des soucoupes. Kovask tira au-dessus de sa tête et il s’aplatit au sol.
Arrivé au bord de la route, il découvrit les deux autres en train de transporter le F.M.