Allongé sur son lit, Kovask regardait les mouches se traîner au plafond. Pas de moustiques, mais des mouches en grande quantité. Il avait tellement pulvérisé d’insecticides que les murs en étaient imprégnés et que les mouches s’y empoisonnaient rapidement.
Il sommeilla quelques instants. Marcus, dans sa chambre, ronflait plus carrément. La portière qui claqua alerta Kovask qui se dressa sur un coude. Puis il y eut quelques paroles échangées avec Arapel. Le Commander s’assit, alluma une cigarette, les yeux braqués sur le patio.
Le premier portait un veston de toile, ce qui était déjà surprenant avec cette chaleur. Sa main était glissée à l’intérieur comme pour y prendre un portefeuille. Il regarda autour de lui avec attention, puis se dirigea vers les chambres. Le second apparut à son tour, également habillé d’un veston, mais il s’immobilisa.
Celui qui entra regarda Kovask dans les yeux. Il était brun naturellement, le menton fuyant.
— C’est vous qui voulez voir Huchi ? Kovask inclina la tête.
— Pourquoi ?
— Je le lui dirai, moi-même.
— Votre copain ?
— Dans la chambre voisine.
— Dites-lui de venir.
Il se plaça de telle façon qu’il pouvait surveiller la porte-fenêtre et le lit.
— Il ne va pas m’entendre. Frappez au mur. Il n’est pas très épais.
L’autre le regarda d’un air courroucé, puis s’exécuta. Marcus réagit vite et apparut en se frottant les yeux. Ses mains s’immobilisèrent de chaque côté de son visage en découvrant le visiteur.
— Oh ! De la visite ?
— Huchi veut nous voir.
— Eh bien, on y va !
— Un instant, fit le visiteur.
Il fouilla Kovask, puis Marcus, leur fit signe de sortir. Son copain, posté de l’autre côté du patio, s’engouffra dans la salle du restaurant. Le patron et les serveuses, en train de nettoyer, s’étaient figés et attendaient leur départ pour continuer. Kovask fit un clin d’œil à Arapel qui resta impassible. Huchi devait avoir une sale réputation dans la région pour que son seul nom provoque de telles paralysies.
— Embarquez, l’un devant, l’autre derrière. Le chauffeur, un Noir, attendait au volant en se limant les ongles.
— Chouette, la Cadillac ! dit Marcus.
Il s’étala sur la banquette arrière avec un sourire béat.
— Climatisée, hein ?
Il faisait presque froid à l’intérieur de la voiture. Les deux gardes du corps s’installèrent et la Cadillac démarra en douceur en direction de San Antonio.
Le voyage fut silencieux. La grosse voiture pénétra dans l’entreprise par une porte latérale, se dirigea droit vers un atelier désaffecté.
— Venez, dit Menton-Fuyant.
L’autre, doté d’une sensationnelle paire de moustaches, fermait la marche. Ils escaladèrent un escalier de fer, pénétrèrent dans un corridor très frais. Après avoir frappé à une porte en bois noir faisant contraste avec le mur blanc, Menton-Fuyant s’effaça pour les laisser entrer dans un bureau de belle taille, meublé de façon stricte. Un homme vêtu d’un complet blanc, chauve, le visage maigre, les fixait de ses yeux sombres.
— Laisse-nous, Pedro.
Pedro referma la porte derrière eux. Huchi sourit poliment.
— Je suis rentré cette nuit d’un long voyage dans la capitale et ce n’est que ce matin que mon secrétaire m’a transmis votre message. Veuillez vous asseoir.
Ils prirent possession des deux chaises hautes de dossier qui les attendaient.
— Venez-vous vraiment de la part de Mc Honey ?
Kovask secoua la tête.
— Non, mais on nous a dit de nous recommander de ce nom.
— Qui, on ?
— Un Anglais nommé Rowood. Nous travaillions à la Marginale, côté Venezuela, et puis nous avons eu quelques difficultés avec un Américain nommé Roy. L’Anglais, un certain Rowood, nous a dit que vous embauchiez des camionneurs possédant un véhicule. Il nous a donné votre adresse et nous sommes arrivés il y a quatre jours.
— Quelles difficultés avez-vous eues avec Roy ?
Les deux amis restèrent immobiles, mais la facilité avec laquelle Huchi utilisait ce prénom laissait entendre que les deux hommes se connaissaient très bien.
— Je crois que Roy se méfiait de nous. Nous venions du Guatemala et nous avions eu des difficultés avec les Américains. Finalement, je ne sais s’il nous a pris pour des Castristes ou des provocateurs, mais nous avons été obligés de partir, mais pas aussi vite qu’il le souhaitait.
Huchi fronça les sourcils.
— Que voulez-vous dire ?
Kovask fit le récit rapide des différents démêlés, depuis l’affaire Martinez jusqu’à l’attaque des guérilleros.
— Nous n’étions pas décidés à nous laisser faire.
— Pourquoi cette franchise ? Vous pourriez me cacher certains détails.
— Dans quelle intention ? riposta Kovask. Nous ne sommes pas des enfants de chœur. Pourquoi le cacher ?
— Qu’attendez-vous de moi ?
— Un travail intéressant et bien payé. Huchi préleva un long cigare mince dans une boîte et l’alluma avec soin.
— Vous en savez plus long ?
— On m’a dit qu’il s’agissait de transports spéciaux à l’intérieur du continent. Un truc assez dangereux, mais bien payé.
— Pas plus qu’à la Marginale. Vous auriez dû rester là-bas.
— Mais Roy ne nous voulait plus. Il aurait fini par avoir notre peau. Nous n’étions que deux.
Le transporteur sourit :
— Oui, il vous aurait certainement eus. Je connais Roy et il n’accepte aucune défaite. Que savez-vous au sujet de Mc Honey ?
— Qu’il est mort.
— En effet. Vous avez vos passeports ?
Marcus les prit tous les deux pour les déposer sur le bureau. Huchi les parcourut rapidement. Kovask, qui l’observait, devina l’origine indienne dans ses traits. Indien péruvien, certainement.
— Passeport américain ? demanda-t-il en braquant son regard sur Kovask.
— Accordé par les Yankees aux personnes déplacées, mais je ne suis jamais allé aux Etats-Unis.
— Et vous, allemand ? Trop jeune pour avoir fait la guerre de 1939-45. Drôle d’association !
Ils sourirent.
— Depuis longtemps, nous avons oublié nos origines, dit Kovask, et s’il nous fallait retourner dans nos pays…, nous serions dépaysés, incapables de nous adapter. Non, c’est dans cette partie du monde que nous aimons vivre.
— Besoin d’argent ?
— Pour le moment, ça va encore ; mais nous ne pourrons pas rester indéfiniment à nous tourner les pouces.
Huchi fumait en les regardant, les yeux mi-fermés. Kovask se tut et ils attendirent une bonne minute.
— Je peux faire quelque chose pour vous, mais il faudra attendre quelques jours. Dès que j’aurai du nouveau, je vous ferai signe.
Ils se levèrent.
— Attendez. Je garde vos passeports. Y voyez-vos un inconvénient ?
— La police…
A ce début de phrase de Marcus Clark, Huchi éclata de rire.
— Si c’est votre seule crainte… La police n’existe pas ici. Vous n’aurez qu’à prononcer mon nom.
— Bien, dit Kovask ; dans ce cas, nous n’avons aucune raison de vous les reprendre.
— Comprenez que je doive prendre quelques renseignements sur vous avant de poursuivre plus avant notre collaboration.