Kovask frissonna et Marcus dut avoir la même pensée que lui, car il s’arrêta de boire. Les chauffeurs engagés dans une pareille aventure n’avaient aucune espèce d’illusions à se faire. L’organisation castriste veillerait à ce qu’ils ne parlent pas. Ce qui expliquait peut-être le besoin de plus en plus impératif de nouveaux camionneurs.
— Pour s’en souvenir parfaitement, dit Kovask, il faudrait parcourir cette piste une dizaine de fois.
Caracas sourit.
— Et encore. La jungle n’est jamais la même. Seuls, vous ne retrouveriez pas la route.
— Avez-vous un second flair ?
— Peut-être.
Il prit les boîtes de bière vides et alla les enterrer un peu plus loin.
— Je me demande, dit Kovask, s’il ne se fout pas de nous.
— C’est-à-dire ?
— Cette histoire de flair. Plutôt des repères. Que nous ne voyons pas, mais que lui connaît.
— Mais de quel genre ?
— Pourquoi pas des balises radio ? Ce qui fit sursauter Marcus.
— Mais alors, notre problème serait résolu si nous arrivions à en faucher une ?
— Ne t’emballe pas. Ces Indiens ont des pouvoirs assez étranges. Et il peut s’agir de tout autre chose. Après tout, il en existe des tas pour marquer une route.
Plus tard, ils eurent droit à une boîte de singe et à des galettes de maïs. Caracas téléphona une seconde fois et annonça que la voie était libre.
Après un quart d’heure de jungle, ils débouchèrent sur un plateau assez dénudé qu’une route goudronnée partageait. Deux gars, armés de mitraillettes, surveillaient cette zone et l’un d’eux agita la main de façon impérative.
— On y va, on y va ! grommela Marcus. Caracas descendit du toit de la cabine sur le capot où il s’allongea tant bien que mal, tendant tantôt le bras gauche, tantôt le droit pour indiquer la direction.
— Les deux types à la mitraillette balaient la route, annonça Marcus qui s’était penché au-dehors pour regarder en arrière.
Une bonne partie de la nuit, ils roulèrent à petite allure vers le sud. Les deux Américains estimaient se trouver en territoire vénézuélien et, après une série d’estimations d’après la position des étoiles, Marcus confirma.
— De toute façon, il nous faudra traverser un rio, le Catatumbo ou un nom comme ça.
La piste fonçait à travers l’arrière-pays de Maracaïbo, le long de la sierra. A plusieurs reprises, mais très, très loin, ils eurent l’impression d’apercevoir des phares de voitures. Des routes officielles devaient exister à une dizaine de kilomètres.
— C’est certainement la partie la plus dangereuse du parcours, dit Kovask, et c’est pourquoi on ne peut l’emprunter que la nuit.
Ils roulaient parfois à flanc de coteau, le camion penché de façon spectaculaire. Caracas, toujours sur le capot, indiquait la direction avec une assurance infaillible.
— Pas possible, il a un truc.
— Ou il connaît parfaitement !
Plus loin, ils se remplacèrent au volant et en profitèrent pour boire un peu d’eau tiède. Kovask s’endormit durant quelques instants jusqu’à ce que Marcus lui tape sur l’épaule.
— On passe le bac.
Les phares illuminaient un coin de jungle, une rivière assez large qui roulait des flots inquiétants. Un radeau monté par trois hommes les attendait. Les trois guérilleros marchaient devant le G.M.C. pour le guider.
Marcus lui fit descendre une pente très raide et l’embarquement ne fut pas aisé. Les roues patinaient, ne mordaient pas sur les planches du radeau. Il fallut couper des feuillages pour y arriver et Kovask sauta sur le ponton flottant pour constater que ce dernier s’enfonçait d’un côté. Marcus manœuvra habilement pour amener le camion juste au milieu.
Les trois hommes se mirent à tourner un treuil qui enroulait un câble immergé. Les guérilleros durent bientôt leur prêter main-forte en plein milieu du courant, rapide et désordonné. Puis ce fut l’accostage, de nouveaux dérapages.
— Il y a eu un fort orage la nuit dernière et le niveau a dangereusement monté, expliqua Caracas ensuite. C’est pourquoi les berges étaient aussi glissantes.
— Nous roulons encore ?
— Deux heures, puis nous trouverons un pueblo. Un endroit très bien où nous pourrons nous reposer.
Ces deux heures furent finalement multipliées par deux, toujours à cause des terrains défoncés par la pluie diluvienne qui avait ravagé la région la veille. De nombreux arbres abattus jalonnaient la piste et les cinq hommes suffisaient à peine pour les déplacer. Ailleurs, il fallait détourner des marécages subits, dégager à la pelle les roues du G.M.C.
— C’est autant d’enseignements pour nous, disait Caracas. Je suis chargé d’un rapport sur la rapidité de circulation de la piste. Il y aura une série de points à aménager.
— Vous vous consolez facilement, râla Marcus qui en avait marre de dégager ses roues à la pelle. Moi, ça ne m’amuse plus du tout.
Le chef des guérilleros s’amusait et ne prenait pas très au sérieux ses protestations.
— Dans un petit moment, un bon lit, du bon café et de quoi manger.
— Et la douche ?
— Egalement.
Plus loin, ce fut un petit rio qui, de ruisseau, était devenu rivière. Kovask s’y engagea mais, en plein milieu, ne put ni avancer ni reculer. Les guérilleros durent abattre des arbres, en faire de gros fagots qu’ils plaçaient sous les roues en plongeant dans l’eau froide qui montait jusqu’aux phares.
— On va noyer le moteur, et alors… Heureusement que nous avons fait placer l’échappement en hauteur.
Mais ils passèrent et, entre les deux hommes et les guérilleros, s’établit une estime nouvelle. L’aube naissait lorsqu’ils atteignirent un petit village d’une dizaine de maisons en pleine montagne.
— Nous ne sommes pas très loin de la Marginale, affirma Kovask. A peine une vingtaine de kilomètres. Quant à San Cristobal, c’est par là, vers l’ouest.
Tout cela en allemand, pour ne pas être compris des autres. Le camion fut dirigé vers une maison à un étage, jusqu’au fond d’une grange dont les portes se refermèrent sur eux.
— Venez, dit Caracas.
Tous, ivres de fatigue, montaient difficilement les marches d’un escalier de bois. Une jolie fille, jeune et métissée d’Indien, les accueillit dans une cuisine assez bien équipée, vu l’isolement et la sauvagerie de l’endroit.
— J’ai fait un ragoût de mouton, dit-elle, et les lits vous attendent.
— Toute seule ? demanda Caracas.
— Mes frères surveillent la route de la frontière. La Colombie et le Venezuela échangent du matériel militaire ces temps-ci, et ça les inquiète pour les guérilleros de Colombie. Beaucoup d’automitrailleuses et de mortiers sur roues.
Kovask et Marcus dévoraient tout en l’écoutant, buvaient un mélange d’alcool et d’eau très fraîche.
— La police est venue hier, mais n’est pas entrée dans le pueblo. Deux jeeps avec des mitrailleuses.
Cette information faisait froncer les sourcils de Caracas.
— Il faudra utiliser la bretelle supérieure, ne plus passer ici pendant quelque temps, dit-il.
— Attention, l’avertit Maria, il y a eu des éboulements plus haut. Toujours la pluie. Jamais on n’en avait vu tomber autant en quelques heures. Une rue s’était bouchée dans le village et toute l’eau refluait vers ici.
Puis, elle conduisit les Américains jusqu’à une petite chambre où deux matelas confortables les attendaient.
— On aurait voulu se laver, dit Kovask.
— L’eau ne manque pas, et mes frères ont installé une sorte de douche. Venez voir.