Et là, si j’ouvre cette porte, je vais tomber sur la femme devant son métier. Sur l’atelier de tissage.
Tante Becca. Bien entendu, elle connaissait son nom. Becca, la tisserande qui tenait les fils de chaîne de toutes les vies sur les terres de l’homme blanc en Amérique du Nord.
La femme assise au métier leva les yeux. « Je ne voulais pas de vous ici, dit-elle doucement.
— Je ne comptais pas venir non plus, fit Peggy. À vrai dire, je vous avais oubliée. Vous m’étiez sortie de l’esprit.
— Je suis censée vous sortir de l’esprit. Je sors de l’esprit de tout le monde.
— À part une ou deux personnes ?
— Mon mari se souvient de moi.
— Ta-Kumsaw ? Il n’est pas mort, alors ? »
Becca grogna. « Mon mari s’appelle Isaac. »
C’était le nom de Blanc de Ta-Kumsaw. « Pas de faux-fuyants avec moi, dit Peggy. On m’a fait venir ici. Si ce n’est pas vous, qui est-ce ?
— Ma sœur sans talent. Celle qui casse les fils dès qu’elle touche au métier. »
Les enfants avaient appelé la tisserande tante Becca. « Votre sœur est la mère des enfants que j’ai vus ?
— Le petit gamin cruel qui tue les écureuils pour s’amuser ? Ses brutes de sœurs ? Ils me font penser aux quatre cavaliers de l’Apocalypse. Le garçon, c’est la Guerre. Les filles n’ont pas encore fixé leur choix sur les autres forces de destruction.
— Vous parlez par métaphores, j’espère, dit Peggy.
— Moi, j’espère que non, répondit Becca. Les métaphores ont l’avantage de renfermer beaucoup de vérité dans peu d’espace.
— Pourquoi votre sœur m’aurait-elle fait venir ? Elle n’avait pas l’air de me reconnaître à la porte.
— Vous êtes le juge, dit Becca. J’ai trouvé un fil violet de justice dans le métier, et c’était vous. Je ne tenais pas à vous avoir ici, mais je savais que vous viendriez parce que ma sœur le voulait.
— Pourquoi ? Je ne suis pas juge. Je suis moi-même coupable.
— Vous voyez ? Votre jugement concerne tout le monde. Même ceux qui vous sont invisibles.
— Invisibles ? » Mais elle sut avant même de le demander de quoi parlait Becca.
« Votre talent de vision, de torche, comme vous dites bizarrement… Vous voyez où se trouvent les gens sur tous les chemins de leur vie. Mais moi, je ne me trouve pas sur le chemin du temps. Ni ma sœur. Nous ne sommes nulle part dans vos prophéties, ni dans les souvenirs de ceux qui nous connaissent. Nous ne sommes ici que dans le moment présent.
— Je me souviens pourtant du premier mot que vous m’avez dit assez longtemps pour que votre phrase ait un sens, remarqua Peggy.
— Ah, fit Becca. Le juge tient à l’exactitude du langage. Les limites ne sont pas si définies, Margaret Larner. Vous vous en souvenez parfaitement maintenant ; mais vous en souviendrez-vous dans une semaine ? Vous aurez tout oublié, vous ne vous rappellerez plus l’avoir su un jour. Alors j’aurai raison, mais vous aurez oublié ce que j’ai dit.
— Je ne crois pas. »
Becca sourit.
« Montrez-moi le fil, demanda Peggy.
— Ça ne se fait pas.
— Quel mal y a-t-il ? J’ai déjà vu tous les chemins possibles de ma vie.
— Mais vous n’avez pas vu lequel vous allez choisir.
— Et vous, si ?
— Pour l’instant, non, dit Becca. Dans l’instant qui contient tous les autres, oui. J’ai vu le cours de votre vie. Mais ce n’est pas pour ça que vous êtes venue. Pas pour une raison aussi futile que découvrir si vous allez épouser le garçon que vous avez éduqué toutes ces années. Vous l’épouserez ou vous ne l’épouserez pas. Que m’importe, à moi ?
— Je ne sais pas. Je me demande pourquoi vous existez. Vous ne changez rien. Vous vous contentez de voir. Vous tissez, mais la chaîne échappe à votre volonté. Vous n’avez pas de sens.
— C’est vous qui le dites.
— Et pourtant vous avez une vie, ou vous en aviez une. Vous avez aimé Ta-Kumsaw – ou Isaac, quel que soit le nom que vous lui donnez. Alors, aimer un garçon et l’épouser, vous n’avez pas toujours trouvé ça futile.
— C’est vous qui le dites, répéta Becca.
— Ou serait-ce que vous vous mettez dans le même sac ? Est-ce que vous vous trouvez futile d’avoir aimé et de vous être mariée ? On ne fait pas semblant d’être inhumaine quand on a aimé et perdu un homme.
— Perdu ? fit Becca. Je le vois tous les jours.
— Il vient ici ? En Appalachie ? »
Becca s’esclaffa. « Ça m’étonnerait !
— Combien de fils de chaîne se sont cassés sous vos mains au passage de la navette ? demanda Peggy.
— Trop, répondit Becca. Et pas assez.
— C’est vous qui les avez cassés ? Ou ils se sont cassés tout seuls ?
— Le fil devenait tout fin. La vie s’épuisait. Ou il se coupait net. Ce n’est pas le fil qui interrompt la vie, mais la mort qui coupe le fil.
— Donc vous tenez un registre, c’est ça ? Le tissage n’a aucune influence, il enregistre, c’est tout. »
Becca eut un petit sourire. « Nous sommes peut-être des créatures passives et inutiles, mais nous devons tisser. »
Peggy ne la croyait pas, mais à quoi bon discuter ? « Pourquoi m’avez-vous fait venir ?
— Je vous l’ai dit. Ce n’est pas moi.
— Pourquoi elle m’a fait venir ?
— Pour juger.
— Et je suis censée juger quoi ? »
Becca fit passer la navette de sa main droite à la gauche. Le battant claqua vers l’avant, puis retomba en arrière. Elle fit repasser la navette de la main gauche à la droite. À nouveau le peigne claqua, tassant les fils de trame.
C’est un rêve, songea Peggy. Et pas très agréable. Pourquoi est-ce que je n’arrive jamais à me réveiller, à m’échapper d’une bêtise de rêve stérile ?
« Personnellement, reprit Becca, je crois que votre jugement est déjà fait. Seulement, ma sœur pense que vous méritez une deuxième chance. Elle est très romanesque. D’après elle, vous méritez un peu de bonheur. Moi, je pense que le bonheur humain est très fugitif, il se laisse difficilement saisir, qu’on le mérite ou non n’a pas grand-chose à voir dans l’affaire.
— Alors c’est moi-même que je suis censée juger ? »
Becca se mit à rire.
Une des filles passa la tête dans l’atelier. « Mère dit que c’est méchant et pas charitable de rire quand on tisse, fit-elle.
— Gnagnagna », lança Becca.
La fillette gloussa, et Becca aussi.
« Mère a préparé quèque chose de vraiment infect pour ton dîner. Avec des boulettes.
— De l’infection aux boulettes. Dîne donc avec moi.
— J’donne ma place au juge. C’est un juge très dur. Elle nous a dit, à nous autres, c’qui était bien et c’qui était mal. » Là-dessus la fillette disparut.
Becca gloussa encore un moment. « Les enfants sont tellement imbus d’eux-mêmes. Encore très impressionnés à l’idée qu’ils ne font pas partie du monde ordinaire. Il faut leur pardonner s’ils sont arrogants et cruels. Elles n’auraient pas fait grand mal à leur frère, elles n’ont pas la force de lui donner des coups capables de le blesser.