Выбрать главу

À cet instant. Mike Fink et Armure-de-Dieu le rejoignirent. « Chante-nous donc la chanson que t’as inventée en prison, Alvin ! »

Aussitôt ils furent plusieurs à lui réclamer la chanson – c’était une occasion de fête.

« Si Alvin veut pas la chanter, Arthur Stuart la connaît ! » lança une voix ; la seconde d’après Arthur lui tirait sur le bras, et Alvin se mit à chanter avec le gamin. La plupart des jurés étaient encore là pour entendre le dernier couplet :

« J’ai pas mis la justice en doute, L’jury, il m’a fait les honneurs. D’main matin j’me mettrai en route Et j’chant’rai avec plus d’ardeur Que l’soleil en plein mois d’août ! »

Tout le monde rit et applaudit. Même Peggy Larner sourit, et lorsqu’Alvin la regarda, il sut que c’était le moment, maintenant ou jamais.

« J’ai un autre couplet que j’ai encore jamais chanté à personne, mais j’veux l’chanter asteure », déclara-t-il. Tout le monde fit à nouveau « chut » pour l’écouter :

« Asteure, d’icitte, j’vais m’ensauver, Et sous la s’melle de mes souliers Des tas d’pays vont défiler, Pis un jour on voudra prendr’ pied Tous deux, moi et ma bien-aimée. »

Il fixa Margaret d’un air aussi éloquent que possible, et tout le monde s’esclaffa et battit des mains. « Je t’aime, Margaret Larner, dit-il. Je te l’ai déjà d’mandé, mais je l’redis. On va voyager ensemble un bout d’chemin, et j’vois pas d’raison pourquoi ça serait pas not’ lune de miel. Prends-moi pour mari, Margaret. Tout ce qu’y a d’bon en moi, c’est à toi, si tu veux d’moi. »

Elle parut troublée. « Tu m’embarrasses, Alvin », murmura-t-elle.

Il se pencha tout près et lui parla dans l’oreille. « J’connais qu’on aura des ouvrages à faire chacun d’not’ côté, après qu’on sera partis d’la maison d’la tisseuse. J’connais qu’on a chacun une longue route qui nous attend séparément. »

Elle prit le visage du jeune homme dans ses mains. « Tu ne sais pas ce que tu risques de rencontrer sur cette route. Quelle femme tu risques de croiser et d’aimer davantage que moi. »

L’effroi fit à Alvin l’effet d’un coup de poignard. Était-ce une éventualité qu’elle avait vue grâce à son talent de torche ? Ou tout bonnement l’inquiétude normale d’une femme ? Bah, c’était son avenir à lui, non ? Et même si elle lui voyait la possibilité d’aimer une autre femme, il n’allait pas forcément permettre que ça se réalise.

Il lui enveloppa la taille de ses grands bras, l’attira contre lui et lui parla doucement. « Tu vois des affaires dans l’avenir que moi, j’vois pas. J’te fais ma d’mande comme un homme ordinaire, et toi, réponds-moi comme une femme qui connaît que l’passé et l’présent. La promesse que j’te fais asteure va veiller sus l’avenir. »

Elle était sur le point d’élever une autre objection lorsqu’il lui déposa un baiser léger sur les lèvres. « Si t’es ma femme, alors tout ce qu’y a dans l’avenir, j’peux l’endurer, et je ferai d’mon mieux pour t’aider à l’endurer aussi. L’juge est icitte. Pourquoi j’commencerais pas ma vie d’liberté toute neuve avec toi ? »

L’espace d’un instant, elle donna l’impression d’avoir les yeux battus et tristes, comme si elle voyait une souffrance, une douleur horrible dans l’avenir d’Alvin. Ou dans son avenir à elle.

Puis cette impression disparut, comme s’il s’était agi de l’ombre d’un nuage passant au-dessus d’elle avant le retour du soleil. Ou comme si elle avait décidé de vivre sa vie, quel qu’en soit le prix, et qu’à présent elle ne craignait plus l’inévitable. Elle sourit, et des larmes lui roulèrent sur les joues. « Tu ne sais pas ce que tu fais. Alvin, mais je suis fière et heureuse d’avoir ton amour et je serai ta femme. »

Alvin se retourna face aux autres et s’écria d’une voix forte : « Elle a dit oui ! Juge ! Qu’on empêche le juge de s’en aller ! L’a ’core de l’ouvrage ! » Pendant que Peggy partait chercher son père pour le ramener et lui demander de la conduire à l’autel dans les règles, En-Vérité partit de son côté récupérer le magistrat.

En revenant vers Alvin qui attendait, le juge entoura d’un bras amical l’épaule d’En-Vérité. « Mon gars, vous avez l’esprit vif, un esprit d’avocat, et ça me plaît. Mais il y a quelque chose chez vous qui énerve les gens.

— Si je savais de quoi il s’agit, monsieur, soyez certain que j’y remédierais.

— M’a fallu un moment pour trouver ce que c’était. Et je ne sais pas si vous pouvez y remédier. Ce qui agace tout de suite, c’est que vous faites anglais, instruit et du grand monde avec votre foutue façon de parler. »

En-Vérité eut un grand sourire et répondit avec l’accent local qui était le sien durant toute son enfance, celui qu’il avait mis tant d’années à perdre. « C’est-y que si j’cause comme un croquant, m’sieur, ça vous s’ra plus agréable ? »

Le juge lâcha un gros rire. « C’est ça, mon gars, mais je me demande si cet accent-là vaut beaucoup mieux ! »

Là-dessus ils rejoignirent les invités de la noce. Horace se tenait près de sa fille, et Arthur Stuart faisait le garçon d’honneur d’Alvin.

Le juge s’adressa au shérif Doggly. « Annoncez le mariage, cher monsieur. »

Po Doggly lança aussitôt : « Esse qu’y a quèqu’un icitte assez imbécile pour clamer qu’y a un empêchement au mariage de ce couple de bons et pieux citoyens ? » Il se tourna vers le juge. « J’vois personne, juge. »

Alvin et Peggy furent donc mariés, flanqués d’Horace Guester d’un côté et d’Arthur Stuart de l’autre, devant tout le monde debout en plein air, près de la forge où Alvin avait fait son apprentissage. En haut de la colline voisine se dressait la resserre où Peggy avait vécu sous son déguisement de maîtresse d’école ; cette même resserre où vingt-deux ans plus tôt, alors qu’elle était une fillette de cinq ans, elle avait vu les flammes de vie d’une famille qui luttait pour traverser la Hatrack en crue, une famille dont la mère abritait dans son ventre un bébé doté d’une flamme de vie si brillante qu’elle en avait été éblouie, jamais elle n’en avait vu de telle. Elle avait alors couru, dévalé la colline jusqu’à la forge, avait persuadé Conciliant Smith et les autres hommes rassemblés là de foncer à la rivière et de sauver la famille. Tout avait commencé ici, dans ce périmètre que l’œil embrassait. Aujourd’hui on la mariait à lui. À ce garçon dont la flamme de vie luisait comme l’étoile la plus éclatante dans sa mémoire et dans toute sa vie depuis lors.

On dansa ce soir-là dans l’auberge d’Horace, comme de juste ; Alvin dut encore chanter sa chanson à cinq reprises, et à chacune répéter le dernier couplet trois fois. Et ce soir-là il souleva sa Margaret – elle était à lui désormais, comme il était à elle – dans ses bras puissants de forgeron, monta l’escalier et entra dans la chambre même où son épousée avait été conçue vingt-huit ans plus tôt. Il se montra maladroit, aussi intimidé qu’elle, et le charivari que fit la moitié du village devant l’auberge jusqu’au milieu de la nuit ne les aida pas beaucoup, mais ils furent mari et femme, ne formèrent plus qu’une seule chair comme ils n’avaient si longtemps formé qu’un seul cœur, quand bien même elle n’avait pas voulu l’admettre, quand bien même il avait essayé de vivre sans elle. Tant pis si Margaret avait vu en pensée la tombe d’Alvin, leurs enfants et elle-même debout à côté et en larmes. Une telle scène devait surgir durant toutes les nuits de noces ; mais au moins il y aurait des enfants ; au moins il y aurait une veuve aimante pour pleurer son mari ; au moins il resterait le souvenir de cette nuit au lieu d’une solitude pleine de regrets. Et le lendemain matin, lorsqu’ils se réveillèrent, ils étaient moins intimidés, moins maladroits, et il lui dit des choses telles qu’elle se sentit plus belle que toutes les femmes depuis la nuit des temps, plus aimée, et je ne vois pas qui oserait dire qu’à cet instant ce n’était pas la vérité vraie.