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XVIII

Voyages

Deux jours plus tard, ils étaient prêts à filer en vitesse. Ils ne firent aucun mystère de la voiture qu’Armure-de-Dieu loua à Wheerwright et qui les emmènerait dès leur descente du bac après qu’ils auraient traversé l’Hio. Ça suffirait à mystifier les imbéciles. Pour les petits futés, eh bien, Mike Fink avait un plan, et même Margaret reconnaissait qu’il pouvait marcher.

Les amis défilèrent à l’auberge toute la soirée pour leur dire au revoir. Alvin, Peggy et Arthur étaient connus de tout le monde ; Armure-de-Dieu avait quelques amis au village, des relations nouées durant ses voyages d’affaires ; En-Vérité, lui, en comptait de nouveaux depuis qu’il avait représenté la partie gagnante dans un procès chargé d’émotion. Si Mike avait des amis dans le pays, ils n’étaient pas du genre à s’afficher dans l’auberge d’Horace Guester ; il l’avait avoué à En-Vérité Cooper, c’étaient pour la plupart ceux-là mêmes que les ennemis d’Alvin avaient engagés pour le tuer et lui soustraire son soc dès qu’il prendrait la route le lendemain.

Une fois le dernier visiteur parti, Horace étreignit sa fille, son nouveau gendre et le fils adoptif qu’il avait contribué à élever, serra la main d’En-Vérité, d’Armure et de Mike, puis fit ce qu’il faisait toujours : il souffla les chandelles, mit la bûche pour la nuit sur le feu, vérifia que tout était en bon ordre. Pendant ce temps, Mesure aidait les voyageurs légèrement chargés à descendre l’escalier, à sortir par derrière et à trouver le sentier à la lumière chiche d’un étroit croissant de lune. Néanmoins, il les dirigea d’abord vers les cabinets afin qu’un éventuel observateur n’ait pas lieu de s’étonner, à moins de remarquer la sacoche ou la besace que chacun portait. Ce qui n’empêchait pas Mesure d’ouvrir l’œil, au cas où un petit malin aurait eu l’idée de sauter sur Alvin cette nuit-là pendant qu’il se soulageait. Il ouvrait l’œil quand bien même Peggy Larner – mais fallait-il dire Dame Smith désormais ? – l’avait assuré que personne ne surveillait l’arrière de la maison.

« Asteure, tu connais tout ce que j’peux apprendre aux genses, Mesure, chuchota Alvin au moment de quitter la galerie de derrière et de s’enfoncer dans la nuit. Cette fois encore, j’te laisse, mais tu connais qu’on commence not’ vrai voyage ensemble, en vrais compagnons, et qu’ce s’ra tout l’temps comme ça jusqu’à la fin. »

À ces mots. Mesure se demanda si Peggy n’avait pas soufflé à son mari quelque chose qu’elle avait vu dans sa flamme de vie, que Mesure avait peur qu’Alvin oublie combien il l’aimait et mourait d’envie de l’accompagner dans son voyage. Mais non, Alvin n’avait pas besoin que Peggy lui dise qu’il avait un frère plus loyal que la vie et plus sûr que la mort. Il posa un baiser sur la joue de son aîné et s’en alla, le dernier à partir.

Ils se retrouvèrent dans les bois derrière les cabinets. Alvin passa de l’un à l’autre, il les calma par des mots apaisants, il les toucha, et à chacun de ses contacts ils le percevaient un peu mieux : une espèce de bourdonnement léger, à moins que ce ne soit le murmure du vent, l’appel distant d’un oiseau trop faible pour qu’on l’entende, un coyote au loin marmonnant dans son sommeil, ou la galopade feutrée de pattes d’écureuils sur un arbre de la colline voisine. C’était une sorte de musique, et en fin de compte l’origine de ce bruit importait peu, ils s’accordèrent à son rythme et se tinrent tous par la main, Alvin en tête de file. Ils se déplacèrent vite, sans hésitation, en suivant la cadence de la musique, filèrent sans peine entre les arbres, sans grand bruit, sans rien dire, étonnés d’être si souvent passés près de ces bois sans jamais soupçonner l’existence d’un sentier aussi évident et dégagé ; sauf que lorsqu’ils regardaient dans leur dos, il n’y avait plus de sentier, seulement des buissons qui se refermaient, car c’était la course d’Alvin au sein du chant vert qui ouvrait le sentier, et derrière le groupe la forêt relâchait son effort pour reprendre son aspect habituel.

Ils parvinrent à la rivière où attendait Po Doggly qui veillait sur deux barques. « Vous voyez, chuchota-t-il, j’suis pas shérif as’soir. J’fais seulement ce qu’Horace et moi on a fait des tas d’fois des années passées, longtemps avant que j’porte mon insigne : aider l’monde qu’aurait dû rester libre à traverser la rivière pour être tranquille de l’aut’ côté. » Po et Alvin s’attelèrent aux rames d’une des deux barques.

Mike et En-Vérité à celles de la seconde ; l’avocat avait beau ne pas être habitué à ce genre d’exercice, aucun aviron de bois ne lui laisserait d’ampoules aux mains. Silencieusement, ils s’éloignèrent de la rive. Ce ne fut qu’une fois au milieu de l’Hio qu’ils se risquèrent à ouvrir à nouveau la bouche. Peggy, qui maniait la barre, chuchota à Alvin : « On peut parler un peu, maintenant ?

— Tout bas, fit Alvin. Et on rigole pas. » Comment savait-il qu’elle allait rire ? « Nous sommes passés à côté d’une bonne dizaine d’hommes dans les bois ; ils dormaient tous, ils attendaient le lever du jour. Mais il n’y a personne sur la rive d’en face, sauf la flamme de vie que nous cherchons. »

Alvin opina et fit signe que tout allait bien aux occupants de l’autre barque.

Ils longèrent la rive du côté de l’Appalachie sur environ un quart de mille avant d’arriver au lieu choisi pour débarquer. Autrefois les bateaux à fond plat y faisaient escale, avant que le brouillard des Rouges sur le Mizzipy et les nouvelles lignes du chemin de fer ralentissent puis interrompent la majeure partie du trafic fluvial. Un couple de vieux y vivait désormais, principalement de la pêche et d’un verger qui produisait encore, tant bien que mal, de quoi subvenir à leurs besoins.

Le docteur Whitley Physicker attendait dans la cour devant la maison avec sa voiture et quatre chevaux sellés ; il avait insisté pour les acheter ou les prêter personnellement et rejetait l’idée même qu’on puisse le rembourser. Il avait aussi payé les vieux pour le dérangement qu’occasionnait l’arrivée aussi tardive de visiteurs.

Il n’était pas seul – Arthur Stuart reconnut tout de suite l’autre homme et l’appela par son nom. John Binder sourit timidement et serra les mains à la ronde, tout comme Whitley Physicker. « Ramer, ça n’est pas mon fort, à mon âge, expliqua le docteur. Alors John, à qui on peut faire entièrement confiance, a accepté de venir, sans poser de questions. J’imagine que les questions qu’il n’a pas posées ont maintenant trouvé leurs réponses. »

Binder sourit encore et gloussa. « M’est avis, sauf une. On dit qu’vous avez appris aux genses à devenir Faiseux, là-bas à Vigor Church, et j’espérais qu’vous pourriez p’t-être m’apprendre un peu icitte. Et asteure vous vous en allez. »

Alvin le rassura. « Mon frère, il s’cache à l’auberge. Personne doit connaître qu’il y est, mais si vous allez voir Horace Guester et qu’vous y dites que c’est moi qui vous envoie, il vous laissera monter causer à Mesure. Il aura une histoire affreuse à vous raconter…