— J’connais : pour la malédiction.
— Très bien, fit Alvin. Par rapport qu’une fois qu’il en aura terminé avec ça, il vous apprendra ce que j’apprenais aux genses à Vigor Church. »
Po Doggly et John Binder poussèrent les barques dans la rivière avant que les autres aient même eu le temps d’enfourcher leurs montures ou de s’installer dans la voiture. Whitley Physicker leur fit au revoir depuis la barque de Binder. Alvin serra la main aux deux vieux sortis du lit pour assister au départ. Puis il grimpa sur le siège avant avec Margaret ; En-Vérité et Arthur s’assirent derrière. Armure et Mike montaient deux des chevaux : le cheval d’En-Vérité et celui qu’Alvin et Arthur monteraient ensemble étaient attachés à l’arrière de la voiture.
Au moment où ils allaient partir, Mike amena sa jument – laquelle piaffait et fumait, vu que Mike était une charge conséquente et un piètre cavalier – auprès de la voiture et dit à Alvin : « Dis donc, ce plan marche joliment bien ! Moi qu’espérais faire à moitié crever de peur un pauvre pas-rien avant la fin d’la nuit ! »
Peggy se pencha depuis l’autre côté du siège avant. « Vous allez voir votre souhait exaucé plus loin sur la route, à environ deux milles d’ici. Il y a deux hommes là-bas qui ont vu la voiture du docteur Physicker venir ici cet après-midi et ils se sont demandé ce qu’il faisait avec quatre chevaux attachés à l’arrière. Ils se contentent de surveiller la route, mais même s’ils ne nous arrêtent pas, ils vont donner l’alerte, et ensuite nous serons poursuivis au lieu de disparaître sans laisser de traces.
— Les tue pas, Mike, fit Alvin.
— J’en ai pas l’intention, sauf s’ils m’forcent, répondit Mike. Tracasse-toi pas, asteure j’fais attention à la vie des autres. » Il chevaucha jusqu’auprès d’Armure et lui tendit les rênes. « Tiens, fit-il, prends cette fille-là avec toi. J’suis plusse à l’aise à pied pour ce genre d’ouvrage. » Puis il descendit de cheval et partit au pas de course.
Si j’en crois la version de Mike de cet épisode – et comprenez qu’un narrateur soucieux de la véracité de son histoire doit tenir compte des vantardises avant de décider de ce qui est vrai dans la relation des exploits héroïques de Mike Fink –, ces deux malandrins plus futés que la moyenne somnolaient assis, adossés de part et d’autre de la même souche lorsque tout à coup ils eurent l’impression qu’on leur arrachait quasiment les bras des cavités articulaires, puis on les traîna, on les empoigna par le cou et on les cogna l’un contre l’autre si fort que leurs nez se mirent à saigner et qu’ils en virent trente-six chandelles.
« Vous êtes chanceux que j’ai fait vœu de pas user d’violence, dit Mike Fink, autrement vous auriez joliment mal asteure. »
Comme ils souffraient déjà le martyre, ils ne tenaient pas à savoir ce que ce promeneur nocturne entendait par « avoir mal ». Ils préférèrent lui obéir et restèrent tranquilles pendant qu’il leur liait les mains à deux bouts de corde : la droite du premier était attachée à l’extrémité d’une corde qui enserrait la gauche du second, et même chose de l’autre côté. Puis Fink les fit mettre à genoux, ramassa une bûche énorme et la posa en travers des deux bouts de corde qui les unissaient. Ce qu’il avait soulevé tout seul, ils ne pouvaient pas le soulever à deux. Ils restèrent agenouillés là, comme s’ils adressaient une prière à la bûche, leurs mains trop éloignées pour qu’ils songent même à défaire leurs liens.
« La prochaine fois qu’vous voudrez d’l’or, dit Fink, faudra vous mettre à la pelle et la pioche et creuser pour l’trouver, au lieu d’guetter en pleine nuit que passe un pauvre bougre innocent pour l’voler et l’tuer.
— On voulait tuer personne, marmonna l’un des hommes.
— Pour sûr, par rapport que çui-là qui veut s’en prendre à Alvin Smith, il me trouve sus son ch’min, et je r’semble plusse à un mur qu’à une fenêtre, c’est moi qui vous l’dis. »
Après quoi il regagna la route au petit trot, fit signe à ses compagnons et attendit qu’ils le rejoignent afin de pouvoir remonter en selle. En deux minutes c’était terminé, et ils s’éloignèrent à vive allure vers le sud par un lacis de routes qui évitaient complètement Wheerwright – et la belle voiture qui attendit toute la journée du lendemain à vide près de la rivière, jusqu’à ce qu’Horace Guester traverse, s’y installe et s’en serve pour effectuer ses courses au grand marché qui faisait le bonheur et la fierté de la ville. C’est à ce moment-là que les coupe-jarrets comprirent qu’on les avait joués. Oh, certains partirent en vitesse à la recherche du groupe d’Alvin, mais ils avaient toute une journée de retard, ou presque, et aucun ne trouva rien en dehors de deux hommes à genoux devant une bûche, le derrière en l’air.
Durant tout son trajet jusqu’à la côte, Calvin s’attendit à voir les troupes de Napoléon lui tomber dessus, pulvériser sa voiture à coups de mitraille, y mettre le feu, ou toute autre horreur fatale. Pourquoi présumait-il de l’ingratitude de Napoléon ? il n’en savait rien. Peut-être était-ce seulement un sentiment de vague malaise. À moins de vingt ans, il avait déjà fréquenté les salons de Londres et de Paris, passé des heures en tête à tête avec l’homme le plus puissant du monde à discuter de mille sujets divers, appris de cet homme tous les secrets qu’il pouvait lui soutirer, il parlait français sinon couramment du moins convenablement, et pourtant il avait gardé ses distances, il n’avait pas changé, mû par le même rêve qui guidait sa vie. Il était un Faiseur, beaucoup plus qu’Alvin qui ne quittait pas la frontière rude d’un pays fruste qu’on ne pouvait décemment pas qualifier de nation : qui avait-il connu. Alvin, en dehors d’autres rustres aussi peu raffinés que lui ? Pourtant, Calvin ressentait une vague crainte à la pensée de retourner en Amérique. Quelque chose essayait de l’en empêcher. Quelque chose ne voulait pas qu’il s’en aille.
« Ce sont les nerfs, dit Honoré. Vous allez affronter votre frère. Vous savez maintenant que c’est un bouffon de province, mais il reste quand même votre Némésis, la référence contre qui vous devez vous mesurer. Et puis vous voyagez en ma compagnie, et vous éprouvez constamment le besoin de faire bonne impression.
— Et pourquoi j’aurais besoin de vous impressionner, Honoré ?
— Parce qu’un de ces jours vous figurerez dans un de mes livres, mon ami. Souvenez-vous que je détiens le pouvoir ultime. Vous décidez peut-être de ce que vous faites dans cette vie, jusqu’à un certain point. Mais moi, je décide de ce que les autres penseront de vous, et pas seulement maintenant mais longtemps après que vous serez mort.
— Si on lit encore vos romans, remarqua Calvin.
— Vous ne comprenez pas, mon cher paysan. Qu’on lise mes livres ou non, mon jugement sur vous subsistera. Ces choses-là ont leur vie propre. Personne ne se souvient de la source originelle, et d’ailleurs tout le monde s’en fiche.
— Alors les gens se souviendront seulement de ce que vous dites sur moi, et ils ne se souviendront pas de vous. »
Honoré gloussa. « Oh, ça, je n’en sais rien, Calvin. Je compte bien rester dans les mémoires. Mais d’un autre côté, est-ce que je tiens à ce qu’on se souvienne de moi ? Je ne crois pas. J’ai vécu sans l’affection de ma propre mère ; pourquoi rechercher celle d’inconnus encore à naître ?
— L’important, ce n’est pas de rester dans les mémoires, dit Calvin. C’est d’avoir changé le monde.
— Et le premier changement que j’apporterai, c’est : Il faut qu’on se souvienne de moi ! » La voix d’Honoré résonna si fort que le cocher ouvrit le panneau coulissant et demanda s’ils désiraient quelque chose. « Plus vite, cria Honoré, et moins de secousses. Oh… et quand les chevaux se soulagent, moins d’odeur. »