Alvin secoua la tête. « Becca, elle connaît pas tout.
— Comment ça ?
— Qu’est-ce qui te dit que Calvin n’était pas déjà l’ennemi de notre œuvre avant de naître ?
— Impossible, fit Peggy. Les bébés naissent purs et innocents.
— Ou ils baignent dans le péché originel ? Il est là, le choix ? J’ai du mal à t’imaginer, toi, gobant des idées pareilles, toi qui poses les mains sur le ventre et qui vois les avenirs dans la flamme de vie du bébé. L’enfant, il est déjà lui-même à ce moment-là, avec du bon et du mauvais, prêt à entrer dans le monde et à devenir ce qui lui plaît. »
Elle lui jeta un regard en coin. « Comment se fait-il, quand nous discutons sérieusement entre nous, que j’ai moins l’impression d’entendre un paysan ?
— Peut-être que j’ai retenu tout ce que tu m’as enseigné, seulement j’ai aussi appris que je ne veux pas me détacher des gens simples, fit Alvin. Ce sont eux qui vont bâtir la Cité avec moi. Leur langue, c’est ma langue maternelle : est-ce que je dois l’oublier parce que j’en ai appris une autre ? Combien de gens distingués, à ton avis, vont quitter leurs belles maisons, leurs amis cultivés, et vont retrousser leurs manches pour faire quelque chose de leurs mains ?
— Je ne veux pas frapper à cette porte, dit Peggy. Ma vie change quand j’entre dans cette maison.
— Pas besoin de frapper », fit Alvin. Il tendit la main et tourna la poignée. La porte s’ouvrit.
Il allait la franchir lorsque Peggy lui prit le bras. « Alvin, tu ne peux pas entrer ici !
— Si la porte n’était pas fermée, c’est que je peux entrer. Tu ne comprends pas ce qu’est cette maison ? C’est là où les choses sont ce qu’elles doivent être. Pas comme le monde du dehors, le monde que tu vois dans les flammes de vie, le monde des choses possibles. Et pas comme le monde dans ma tête, le monde tel qu’il pourrait être. Ni comme le monde imaginé par Dieu à l’origine, le monde tel qu’il devrait être. »
Elle le regarda passer le seuil. Il n’y eut aucun remue-ménage dans la maison, pas même un signe de vie. Elle le suivit. Tout jeune qu’il était, cet homme sur lequel elle avait veillé depuis qu’il était né et dont elle connaissait plus intimement le cœur que le sien propre, cet homme arrivait encore à la surprendre par sa façon soudaine d’agir sans réfléchir, parce qu’il savait que c’était juste et qu’il ne pouvait en être autrement.
Le tissu sans fin était toujours là, plié en tas reliés les uns aux autres ; il serpentait par-dessus les meubles, le long des couloirs, montait et descendait l’escalier. Ils enjambèrent les laizes successives. « Pas de poussière, fit Peggy. Je n’avais pas remarqué, la première fois. Il n’y a pas de poussière sur le tissu.
— De bonnes maîtresses de maison, c’est ça ? demanda Alvin.
— Elles époussettent tout ce tissu ?
— Ou peut-être que le temps n’y a pas cours, voilà tout. Il existe seulement et indéfiniment dans l’instant précis où la navette l’a traversé. »
Alors qu’il disait ces mots, ils commencèrent d’entendre la navette en question. Quelqu’un avait dû ouvrir une porte.
« Becca ? » appela Peggy.
Ils remontèrent le son à travers les pièces jusqu’à l’ancienne cabane au cœur de la maison, où une porte ouverte donnait sur la chambre qu’occupait le métier. Mais à la grande surprise de Peggy ; ce n’était pas Becca qui le manœuvrait. C’était le jeune garçon.
Son neveu, celui qui rêvait de tisser. Avec un savoir-faire d’expert il faisait aller et venir la navette.
« Est-ce que Becca…» Peggy ne pouvait pas se résoudre à demander si Becca était morte.
« Nan, fit le gamin. On a un peu changé les règles icitte. Pus d’sacrifice inutile. C’est grâce à vous, vous connaissez. Z’êtes venue chez nous autres comme juge… eh bon, on a t’nu compte de vot’ jugement. J’prends un moment mon tour de tissage, comme ça elle peut sortir un brin.
— Alors c’est à toi qu’on s’adresse asteure ? demanda Alvin.
— Ça dépend de c’que vous voulez. Moi, j’connais rien d’arien, alors si vous attendez des réponses, j’crois pas que j’fais l’affaire.
— J’veux user d’la porte qui donne chez Ta-Kumsaw.
— Qui ça ? demanda le gamin.
— Ton oncle Isaac, répondit Peggy.
— Oh, pour sûr. » Il fit un signe de tête. « C’est celle-là. »
Alvin se dirigea à grands pas vers elle.
« Tas déjà passé par une de ces portes-là ? demanda le jeune garçon.
— Non, répondit Alvin.
— Alors c’est que t’es joliment couillon si tu veux la passer comme ça, comme une porte ordinaire.
— Elle a quoi de différent ? J’connais qu’elle donne sus les terres des Rouges. J’connais qu’elle donne sus la maison ousque la fille de Ta-Kumsaw tisse les vies des Rouges de l’Ouest.
— C’est ça qu’est pas commode. Quand tu passes la porte, faut pas qu’tu la touches du tout. Faut pas frôler les montants. Faut pas laisser un pied traîner par terre. On la passe pas en marchant, faut sauter.
— Et il arrive quoi si mon corps la touche ?
— Ben, la partie que t’as touchée te r’tient un brin, ça t’freine, ça t’rabaisse, et alors, au lieu de passer d’un seul mouvement, tu passes en deux morceaux. Y a personne qui peut t’rassembler après ça, m’sieur l’Faiseux. »
Peggy était sidérée. « Je ne me doutais pas que c’était si dangereux.
— Respirer aussi, c’est dangereux, répliqua le gamin, quand y a quèque chose dans l’air qui rend malade. » Il eut un grand sourire. « J’vous ai vus tous les deux qu’arrivaient icitte enlacés. Félicitations.
— Merci, fit Alvin.
— Alors, on vous appelle comment asteure, m’ame le juge ? demanda le jeune tisserand à Peggy. Dame Smith ?
— La plupart du temps on m’appelle toujours Peggy Larner. Seulement on dit maintenant madame Larner au lieu de mademoiselle.
— Moi, j’l’appelle Margaret, dit Alvin.
— M’est avis qu’vous s’rez vraiment mariés quand elle décidera d’penser à elle par le nom que tu y donnes au lieu du nom qu’ses parents usaient pour l’appeler. » Il adressa un clin d’œil à Peggy. « Merci de m’avoir donné mon ouvrage. Mes sœurs sont bien contentes aussi, elles avaient des cauchemars, c’est moi qui te l’dis. Elles aiment pas ça du tout, le métier. » Il se retourna vers Alvin. « Alors t’y vas ou quoi ? »
À cet instant la porte s’ouvrit à la volée et un paquet ficelé la passa en volant.
« Oh-oh, fit le gamin. Vaudrait mieux tourner l’dos. Tante Becca s’en vient, et elle voyage toute nue, vu qu’les vêtements d’femmes, ça peut pas passer c’te porte sans la toucher. »
Alvin tourna le dos, Peggy l’imita, mais contrairement à Alvin elle tricha et se permit de regarder quand même. Ce ne fut pourtant pas Becca qui franchit la porte en premier. Ce fut Ta-Kumsaw, un homme que Peggy n’avait jamais rencontré, même si elle l’avait souvent aperçu dans la flamme de vie d’Alvin. Lui n’était pas nu, il portait des vêtements de daim qui lui collaient au corps. Il les vit debout dans la cabane et grogna : « Le Petit Renégat revient voir le Rouge le plus dangereux de tous les temps.
— B’jour, Ta-Kumsaw, fit Alvin.
— Salut, onc’ Isaac, fit le gamin. J’l’ai averti pour la porte comme t’avais dit.
— C’est bien », le remercia Ta-Kumsaw. Il leur tourna alors le dos juste à temps pour que Becca bondisse par la porte, uniquement habillée de sous-vêtements légers et moulants. Il la serra aussitôt dans ses bras. Puis ils dénouèrent ensemble le paquet et déplièrent une robe que Becca s’enfila par la tête. « Voilà, fit Ta-Kumsaw. Elle est assez vêtue pour une Blanche à présent. »