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Alvin se retourna pour lui dire bonjour. Il y eut des poignées de mains et même une embrassade entre les deux femmes. On discuta de ce qui s’était passé à Hatrack River au cours des derniers mois, puis Alvin expliqua sa mission.

Ta-Kumsaw ne montra aucune émotion. « Je ne sais pas ce que dira mon frère. Il garde ses idées pour lui.

— C’est lui qui commande, là-bas dans l’Ouest ?

— Qui commande ? Ce n’est pas comme ça que nous opérons. Il y a beaucoup de tribus, et dans chaque tribu beaucoup d’hommes sages. Mon frère est un des plus grands, tout le monde le reconnaît. Mais il ne fait pas la loi en décidant comment il faut agir. Nous ne faisons rien d’aussi bête que vous qui élisez un président et concentrez trop de pouvoir entre ses mains. Cela passait quand des hommes de bien occupaient le poste, mais c’est toujours pareil, quand vous créez une fonction accessible à tous, un homme mauvais finit un jour par s’en emparer.

— Ce qui va se produire le jour du nouvel an quand Harrison…»

Ta-Kumsaw lui jeta un regard noir. « Ne prononce jamais ce nom, ce nom insupportable.

— Ça le fera pas partir pour autant.

— Ça écartera le mal de cette maison, dit Ta-Kumsaw. Des gens que j’aime. »

Pendant ce temps, Becca avait fini de s’habiller. Elle s’approcha du gamin et lui donna un coup de hanche. « Pousse-toi, doigts-boudinés. C’est mon métier que t’embrouilles.

— Ç’a jamais été tissé aussi serré, répliqua-t-il. On reconnaîtra toujours là ousque j’ai tissé. »

Becca s’installa sur le siège et entreprit de faire danser la navette. Toute la musique du métier en changea : le rythme et la mélodie. « Tu es venu dans un but précis, Faiseur ? La porte est toujours ouverte pour toi. Fais ce que tu es venu faire. »

Pour la première fois, Peggy regarda vraiment la porte, s’efforça de voir de l’autre côté ; et ce qu’il y avait de l’autre côté, c’était : rien. Ce n’était pas la nuit, ni la lumière du jour non plus. Rien, quoi. Ses yeux n’arrivaient pas à se fixer dessus ; ils s’en détournaient sans cesse.

« Alvin, dit-elle. Tu es sûr que tu veux…»

Il lui donna un baiser. « J’aime ça quand tu t’inquiètes pour moi. »

Elle sourit et lui rendit son baiser. Tandis qu’il retirait son chapeau, ses bottes et le long manteau qui risquait de voler dans l’encadrement de la porte, il ne la vit pas mettre la main dans la petite boîte qu’elle gardait dans une poche de sa jupe, serrer entre ses doigts le dernier lambeau de sa coiffe de naissance puis regarder dans sa flamme de vie, prête à passer à l’action s’il avait besoin d’elle et à utiliser son pouvoir de Faiseur pour le guérir même si, dans le pire des cas, il ne pouvait pas, n’osait pas ni ne voulait s’en servir personnellement.

Il courut vers la porte et bondit, pied gauche en avant, décollant le pied droit avant qu’une seule partie de son corps ne brise le plan de l’ouverture. Il passa en vol plané, tête baissée ; il manqua de deux doigts le chambranle du haut.

« Je n’aime pas quand on saute tout étendu comme ça, fit Ta-Kumsaw. C’est mieux de sauter les deux pieds en même temps et de se mettre en boule pour passer.

— Vous autres, vous êtes des athlètes, vous pouvez le faire, dit Becca. Mais moi, je me vois mal tomber et rouler par terre comme ça. D’ailleurs, la moitié du temps toi-même tu sautes en longueur.

— Je ne suis pas aussi grand qu’Alvin », remarqua Ta-Kumsaw. Il se tourna vers Peggy. « Il est devenu très grand. »

Mais Peggy ne lui répondit pas.

« Elle regarde sa flamme de vie, dit Becca. Vaut mieux la laisser tranquille jusqu’à ce qu’il s’en revienne. »

* * *

Alvin trébucha et s’écroula en atterrissant de l’autre côté ; il s’étala dans un amas de tissu et entendit un rire. Il se releva et regarda autour de lui. Une autre cabane, mais récente, et la jeune femme assise au métier était à peine plus âgée que lui. Une métisse comme Arthur, mais à moitié rouge au lieu d’à moitié noire ; le croisement de Ta-Kumsaw et de Becca lui allait bien.

« Bonjour, Alvin », dit-elle. Il s’attendait à un accent comme celui de Th-Kumsaw et de Tenskwa-Tawa dans sa voix, mais la jeune femme parlait anglais comme Becca, d’une manière un peu démodée qui révélait cependant qu’elle s’exprimait dans sa langue maternelle.

« Bonjour, répondit-il.

— Dis donc, t’es arrivé comme une tonne de briques.

— J’ai tout berdassé les piles de tissu.

— T’inquiète pas, dit-elle. Elles sont là pour ça. Papa, il rentre toujours dedans quand il arrive comme un boulet d’canon. »

Après quoi ils se trouvèrent tous deux à court de conversation, alors il resta là, debout, à la regarder manœuvrer son métier.

« Va trouver Tenskwa-Tawa. Il t’attend. »

Alvin avait beaucoup entendu parler du brouillard sur le Mizzipy et il s’était plus ou moins mis dans la tête que l’ensemble des terres de l’Ouest en était recouvert. Mais lorsqu’il ouvrit la porte de la cabane et sortit à l’air libre, il s’aperçut que, loin d’être embrumé, le ciel était parfaitement clair et donnait l’impression qu’on pouvait contempler directement le paradis en plein jour. De hautes montagnes se dressaient à l’est, et elles lui apparurent si nettes, si précises, qu’il crut distinguer les crevasses dans le granite dénudé près du sommet, ou pouvoir compter les feuilles des chênes à mi-hauteur de leurs flancs à pic. La cabane occupait le sommet d’une colline séparant deux vallées, chacune baignée d’un lac. Celui au nord était immense, on n’en voyait pas l’extrémité à cause de la courbure de la terre et non d’une quelconque brume ou d’une opacité de l’atmosphère ; l’autre, au sud, était plus petit, mais encore plus beau, il brillait comme un joyau bleu dans la lumière froide du soleil de l’automne finissant.

« La neige est tardive », fit une voix dans son dos.

Alvin se retourna. « L’homme-lumière », dit-il. Le nom lui échappa des lèvres sans qu’il le veuille.

« Et toi tu es celui qui a appris à devenir un homme quand il était un enfant », dit Tenskwa-Tawa.

Ils s’étreignirent. Le vent sifflait autour d’eux. Lorsqu’ils se détachèrent l’un de l’autre, Alvin balaya encore du regard le paysage environnant. « C’est une place joliment exposée pour bâtir une cabane, remarqua-t-il.

— C’est sa place, dit Tenskwa-Tawa. La vallée au sud, c’est Timpa-Nogos. Terre sacrée, où il ne peut y avoir ni maisons ni guerres. La vallée au nord, c’est du pâturage, où les familles qui n’ont plus à manger pendant l’hiver peuvent chasser le daim. Pas de maisons non plus. Ne te tracasse pas. Dans une maison de tisseuse, il fait toujours chaud. » Il sourit. « Je suis content de te voir. »

Alvin n’était pas sûr de se souvenir si Tenskwa-Tawa avait déjà souri un jour. « T’es heureux icitte ?

— Heureux ? » Le visage de Tenskwa-Tawa retrouva sa sérénité. « J’ai l’impression d’avoir un pied sur cette terre et l’autre là où m’attend mon peuple.

— Ils sont pas tous morts à la Tippy-Canoe ce jour-là. T’as encore des genses de ton peuple icitte.

— Eux aussi ont un pied ici et l’autre là-bas. » Il lança un coup d’œil vers une gorge qui menait à une brèche dans les montagnes incroyablement élevées. « Ils vivent dans une vallée de haute montagne. La neige est tardive cette année, et ils sont bien contents, sauf si ça veut dire moins d’eau l’année prochaine et de mauvaises récoltes. C’est ça notre vie à présent, Alvin le Faiseur. Nous vivions dans un pays où l’eau jaillissait partout de la terre dès qu’on donnait un coup de bâton.