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— Mais l’air est pur. Tu peux voir jusqu’à la fin des temps. »

Tenskwa-Tawa posa les doigts sur les lèvres d’Alvin. « Personne ne voit jusqu’à la fin des temps. Mais certains voient plus loin. L’hiver passé j’ai chevauché une colonne d’eau dans le ciel au-dessus du lac sacré de Timpa-Nogos. J’ai vu beaucoup de choses. J’ai vu que tu venais ici. J’ai entendu les nouvelles que tu m’as données et la question que tu m’as posée.

— Et t’as entendu la réponse ?

— D’abord il faut que tu réalises ma vision », dit Tenskwa-Tawa.

Alvin lui raconta donc comment Harrison se faisait élire à la présidence en se vantant de ses mains sanglantes, il lui dit que tout le monde se demandait s’il pouvait dégager les habitants de Vigor Church de leur malédiction, afin qu’ils puissent s’en aller de chez eux, ceux qui le désiraient, et faire partie de la Cité de Cristal quand Alvin commencerait à la bâtir. « C’est ça que tu m’as entendu te demander ?

— Oui, dit Tenskwa-Tawa.

— Et c’était quoi, la réponse ?

— Je n’ai pas vu ma réponse. J’ai donc eu tous ces mois pour y réfléchir. Ces mois où les gens de mon peuple qui sont morts dans ce pré en pente, là-bas, sont passés sous mes yeux durant mon sommeil. J’ai vu et revu leur sang s’écouler dans l’herbe jusque dans la Tippy-Canoe et la teindre de rouge. J’ai vu les visages des enfants et des bébés. Je les connaissais tous par leurs noms et je m’en souviens toujours, de tous leurs noms et de tous leurs visages. Je les vois tous dans le rêve, je leur demande : “Pardonnez-vous aux assassins blancs ? Comprenez-vous leur rage et me laisserez-vous enlever votre sang de leurs mains ?” »

Tenskwa-Tawa marqua une pause. Alvin attendit lui aussi. On ne presse pas un chaman quand il raconte ses rêves.

« Toutes les nuits j’ai fait ce rêve, jusqu’à cette nuit ; le dernier est passé devant moi et je lui ai posé ma question. »

Une fois encore, un silence. Une fois encore, Alvin attendit avec patience. Mais il n’attendit pas avec la patience de l’homme blanc, lequel jette des regards à la ronde, remue les doigts ou autre chose, n’importe quoi pour marquer le passage du temps. Il attendit avec la patience de l’homme rouge, comme s’il fallait savourer l’instant présent, comme si l’attente était en elle-même une expérience digne d’intérêt dont il fallait garder le souvenir.

« Si un seul d’entre eux avait répondu : “Je ne leur pardonne pas, ne lève pas la malédiction”, je ne lèverais pas la malédiction, dit Tenskwa-Tawa. Si un seul enfant avait répondu : “Je ne leur pardonne pas de m’avoir volé mes jours à courir comme un daim dans les prés”, je ne lèverais pas la malédiction. Si une seule mère avait répondu : “Je ne leur pardonne pas pour le bébé que j’avais dans mon ventre quand je suis morte, le bébé aux grands yeux qui n’a jamais vu la lumière du jour”, je ne lèverais pas la malédiction. Si un seul père avait répondu : “La colère gronde toujours dans mon cœur, et si tu lèves la malédiction j’aurai encore de la haine qui criera vengeance”, je ne lèverais pas la malédiction. »

Les larmes coulaient sur les joues d’Alvin car il connaissait désormais la réponse, et il ne s’imaginait pas lui-même capable d’assez de bonté pour pardonner jusque dans la mort à ceux qui auraient infligé à sa famille un sort aussi horrible.

« J’ai aussi demandé aux vivants, reprit Tenskwa-Tawa. Ceux qui ont perdu père et mère, frère et sœur, oncle et tante, enfant et ami, instructeur et assistant, compagnon de chasse, épouse et mari. Si un seul de ces vivants avait répondu : « Je ne peux pas encore leur pardonner, Tenskwa-Tawa », je ne lèverais pas la malédiction. »

Il se tut une dernière fois. Le silence dura, s’éternisa. Le soleil était au midi à l’arrivée d’Alvin ; il rasait les sommets des montagnes à l’ouest lorsque Tenskwa-Tawa bougea enfin à nouveau et hocha la tête. Comme Alvin, lui aussi avait pleuré, puis il avait attendu assez longtemps pour que ses larmes sèchent, et il avait encore pleuré, sans rien changer à l’expression de son visage, sans bouger un seul muscle de son corps, assis face à son jeune compagnon dans les hautes herbes sèches et le vent frais et aride d’automne. Il ouvrit la bouche et parla de nouveau. « J’ai levé la malédiction », dit-il.

Alvin serra son ancien maître dans ses bras. Ce n’est pas ce qu’aurait fait un homme rouge, mais il s’était comporté en Rouge tout l’après-midi, alors Tenskwa-Tawa accepta le geste et alla jusqu’à y répondre. Au contact des mains du prophète, la joue collée contre les cheveux du vieil homme qui lui pressait son visage sur l’épaule. Alvin se souvint qu’un jour il avait songé demander à Tenskwa-Tawa de renforcer la malédiction sur Harrison, de l’empêcher de se servir abusivement de ses mains ensanglantées. Il en avait honte. Si les morts pouvaient pardonner, les vivants ne devaient-ils pas en faire autant ? Harrison trouverait tout seul sa voie dans la vie, et son chemin vers la mort. Le verdict viendrait, s’il venait un jour, de quelqu’un plus sage qu’Alvin.

Lorsqu’ils se levèrent de l’herbe, Tenskwa-Tawa fixa le nord, du côté du plus grand lac. « Regarde, un homme s’en vient. »

Alvin vit ce qu’il fixait. Pas très loin, un homme trottinait doucement le long d’un sentier à travers les herbes qui lui arrivaient à hauteur de tête. Il ne courait pas à la manière de l’homme rouge, mais à celle de l’homme blanc, et plus très jeune. Son crâne chauve sans chapeau étincela un moment dans le soleil couchant.

« Ça s’rait pas Mot-pour-mot, des fois ? demanda Alvin.

— Les Sho-sho-nays l’ont invité à venir échanger des histoires avec eux », dit Tenskwa-Tawa.

Au lieu de poser d’autres questions, Alvin attendit avec le prophète que Mot-pour-mot gravisse le long sentier abrupt. Le vieil homme était hors d’haleine en arrivant, comme on pouvait le prévoir. Mais lorsqu’Alvin envoya sa bestiole explorer le corps du conteur, il fut surpris de le trouver en excellente santé. Ils se congratulèrent chaleureusement et Alvin donna les dernières nouvelles. Mot-pour-mot sourit à Tenskwa-Tawa. « Votre peuple vaut mieux que ce que vous pensiez, dit-il.

— Ou il a mauvaise mémoire, regretta le prophète.

— Je suis content de m’être trouvé là pour entendre ces nouvelles, fit Mot-pour-mot. Si tu repars pour la maison de la tisserande, j’aimerais t’accompagner. »

* * *

Lorsque Alvin et Mot-pour-mot regagnèrent la cabane de Becca au cœur de la maison de la tisserande, il faisait noir depuis deux heures. Ta-Kumsaw était sorti pour inviter les amis de Peggy et d’Alvin à venir manger avec sa famille. La sœur de Becca, ses filles et son fils s’étaient joints à eux ; ils avaient mangé un ragoût de bison : un plat d’homme rouge cuisiné à la manière de l’homme blanc, un compromis comme tant d’autres dans cette maison. Ta-Kumsaw s’était présenté sous le nom d’Isaac Weaver, et Peggy avait pris soin de ne pas l’appeler différemment.

Alvin et Mot-pour-mot les trouvèrent tous allongés sur leurs couchages par terre dans le petit salon, sauf Peggy qui était assise sur une chaise : ils écoutaient En-Vérité Cooper leur raconter sa vie en Angleterre et tous les subterfuges qu’il avait dû imaginer pour cacher son talent à tout le monde. Elle s’était tournée face à la porte avant que son mari et son vieil ami la passent ; les autres l’avaient imitée, aussi tous les yeux étaient-ils braqués sur eux. Ils surent aussitôt au vu de la joie qu’exprimait la figure d’Alvin quelle avait été la réponse de Tenskwa-Tawa.

« J’veux partir à cheval as’soir pour leur dire, fit Armure-de-Dieu. J’veux qu’ils connaissent la bonne nouvelle tout d’suite.