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— Il saignait, dit Peggy. Il boitait.

— Mais l’écureuil est mort.

— Vous n’avez pas la charge des fils de vie des écureuils.

— Moi, je ne l’ai pas. Mais ça ne veut pas dire qu’on ne les tisse pas quand même.

— Oh, soyez plus claire. Ne me faites pas perdre mon temps avec des mystères.

— Vous vous trompez. Il n’y a pas de mystères. Je vous ai dit tout l’important. Le reste risquerait de fausser votre jugement, donc je le garde pour moi. J’ai laissé ma sœur vous attirer ici, comme elle le souhaitait, mais je ne vais sûrement pas influer davantage sur votre vie. Vous pouvez partir quand vous voulez – c’est un choix, et un jugement, et je m’en contenterai.

— Et moi ?

— Revenez dans trente ans, vous me direz.

— Est-ce que je serai…

— Si vous vivez toujours. » Becca eut un grand sourire. « Vous ne me croyez tout de même pas assez étourdie pour laisser échapper le nombre des années qui vous restent à vivre. D’ailleurs, je n’en sais rien. Ça ne m’intéressait pas assez, je n’ai pas regardé. »

Deux fillettes entrèrent avec un plateau chargé d’une assiette, d’une jatte et d’une tasse. Elles le posèrent sur une tablette près du métier. L’assiette était pleine d’une mixture à l’odeur étrange. Peggy ne parvint pas à la reconnaître. Pas plus qu’elle ne reconnut quoi que ce soit ressemblant à une boulette.

« Je n’aime pas qu’on me regarde manger », dit Becca.

Mais Peggy était très en colère à présent, à cause des propos évasifs de la tisserande, et elle refusa de partir ainsi que l’exigeait la courtoisie.

« Restez donc, alors », dit Becca.

Les filles entreprirent de lui donner à manger. Becca ne fit rien pour aller au-devant de la nourriture. Elle garda parfaitement son rythme de tissage, comme elle l’avait fait tout au long de la conversation. Les gamines maniaient adroitement cuiller, fourchette ou tasse pour trouver la bouche de leur tante qui s’alimentait d’une rapide aspiration, d’une bouchée, d’une gorgée. Nulle goutte ni miette ne tombait sur le tissu.

Ça ne se passe pas toujours ainsi, impossible, se dit Peggy. Elle a épousé Ta-Kumsaw. Elle lui a donné une fille, celle qui est partie dans l’Ouest pour tisser sur un métier chez les Rouges de l’autre côté du Mizzipy. Elle n’a sûrement pas fait ça pendant que la navette allait et venait, que le battant claquait pour tasser les fils de trame. Des histoires, tout ça. Ou alors entraient en jeu des éléments que Peggy n’arriverait jamais à comprendre malgré ses efforts.

Elle fit demi-tour et sortit. Le couloir se terminait par un escalier étroit. Sur la plus haute marche se tenait assis, supposa-t-elle, le petit garçon – elle n’en voyait que les pieds nus et les jambes de pantalon. « Comment va le nez ? demanda-t-elle.

— Fait ’core mal », répondit le gamin. Il glissa en avant et descendit deux marches en rebondissant sur les fesses.

« Mais ce n’est pas trop grave, dit-elle. Ça guérit vite.

— C’étaient qu’des filles, lança-t-il d’un air dédaigneux.

— Tu faisais moins le fier quand elles te tabassaient.

— Mais vous m’avez pas entendu appeler mon oncle, hein ? J’ai pas appelé mon oncle.

— Non, reconnut Peggy. Tu ne l’as pas appelé.

— Pourtant, moi, j’ai un oncle. Un Rouge très grand. Ike.

— Je le connais de nom.

— Il vient presque tous les jours. »

Peggy voulait lui soutirer des renseignements.

Comment Ta-Kumsaw fait-il pour venir ici ? Vit-il à l’ouest du Mizzipy ? Ou alors est-il mort et ne vient-il qu’en esprit ?

« Il arrive par la porte à l’ouest, fit le gamin. Nous autres, on s’en sert pas d’celle-là. Y a qu’lui. C’est la porte qui mène à la cabane de ma cousine Wieza.

— Son père l’appelle Mana-Tawa, je crois. »

Le gamin s’esclaffa. « Y a donné un nom d’Rouge, mais ça veut pas dire qu’il la tient. Elle y appartient pas.

— À qui elle appartient ?

— Au métier.

— Et toi, demanda Peggy, tu appartiens au métier ? »

Il fit non de la tête. Mais il avait l’air triste.

Peggy l’exprima en même temps qu’elle le pensait : « Tu voudrais bien, hein ?

— Elle va plus avoir de fille. Elle arrête plus de tisser pour lui. Alors elle peut pas partir. Elle va tout l’temps rester là-bas.

— Et les neveux ne peuvent pas prendre sa place ?

— Les nièces, elles peuvent. Seulement, mes sœurs, c’est d’la boue d’cochon, moi j’trouve, et c’est la vérité exaque.

— Exacte, le corrigea Peggy. Il y a un t à la fin, avant le e.

— Exaque-te, fit le gamin. Moi, m’est avis qu’on devrait écrire les mots d’la manière que l’monde les dit, au lieu d’nous obliger à les dire d’la manière qu’ils s’écrivent. »

Peggy ne put s’empêcher de rire. « C’est juste. Mais tu ne peux pas t’amuser à écrire les mots n’importe comment. Parce que tu ne les prononces pas comme, par exemple, un garçon de Boston, et vous ne tarderiez pas, lui et toi, à écrire les mots avec des orthographes tellement différentes qu’aucun ne pourrait lire les lettres ni les livres de l’autre.

— J’ai pas envie d’les lire, ses saprés vieux livres. Et pis j’connais pas d’gars à Boston.

— Tu as un nom ?

— Pas pour vous, fit le gamin. Vous m’prenez pour un idiot ? Vous êtes pleine de sortilèges, et vous croyez que j’vais vous donner du pouvoir sus mon nom ?

— Les sortilèges, c’est pour me cacher.

— Pourquoi ça, vous voulez vous cacher ? Y a personne qui cherche après vous. »

La remarque fit mouche. Personne ne la cherchait. Voilà. Elle s’était déjà cachée une fois afin de retourner chez elle sans que sa famille la reconnaisse. De qui se cachait-elle aujourd’hui ?

« Peut-être que je me cache de moi-même. Peut-être que je refuse mon destin. Ou peut-être que je ne veux pas continuer la vie que j’ai déjà commencé à mener.

— P’t-être que vous connaissez arien du tout de c’que vous dites.

— Peut-être.

— Oh, faut pas faire tant la mystérieuse, vieille imbécile. »

Imbécile, elle voulait bien l’admettre, mais vieille ? « Je n’ai pas beaucoup plus d’années que toi.

— Quand les genses disent “p’t-être”, c’est qu’ils font des menteries. Ou bien ils croivent pas ce qu’ils disent, ou alors ils y croivent mais ils veulent pas l’reconnaître.

— Tu es un jeune homme très sage.

— Et les vrais menteux, ils revirent la conversation quand la vérité s’en vient. »

Peggy le considéra longuement. « Tu m’attendais, n’est-ce pas ?

— J’connaissais ce que ferait tante Becca. Elle dit rien à personne.

— Et toi, tu vas me le dire ?

— Pas moi ! J’me mettrais dans trop de tracas. » Il sourit. « Mais vous avez empêché les trois sorcières de m’donner une rinçure. Alors j’vous ai fait réfléchir dans la bonne direction, si vous avez l’intelligence qu’y faut pour comprendre. »

Là-dessus il se releva d’un bond. Elle écouta le claquement de ses pieds s’éloigner dans l’escalier ; il était parti.

Peggy devait choisir d’être heureuse. Voilà ce qu’avait dit Becca, ou plutôt ce qu’avait d’après elle dit sa sœur, même si on voyait mal cette femme à la figure inexpressive se soucier le moins du monde du bonheur d’autrui. Puis le gamin l’avait poussée à expliquer pourquoi elle se cachait derrière des sortilèges ; et il l’avait guidée, selon lui. Le choix qui s’offrait à elle était assez clair à présent. Elle s’était consacrée à la tâche de son père : briser les reins de l’esclavage ; du coup, elle avait cessé de chercher Alvin. Ils voulaient qu’elle le cherche encore. Ils voulaient qu’elle aille vers lui.