Elle revint en trombe dans la cabane.
« Je refuse de le faire, dit-elle. M’occuper de ce garçon, c’est ce qui a tué ma mère.
— Pardon, mais c’était un fusil de chasse, je crois, fit Becca.
— Un fusil de chasse que j’aurais pu retenir.
— C’est ce que vous dites.
— Oui, c’est ce que je dis.
— Le fil de votre mère s’est cassé quand elle a décidé de prendre un fusil et de tuer plutôt que de faire confiance à Alvin. Son petit garçon. Arthur, était à l’abri. Elle n’avait pas besoin de tuer, mais quand elle a choisi de le faire, elle a choisi de mourir. Vous croyez que vous auriez pu la faire changer d’avis ?
— Ne vous attendez pas à ce que j’accepte des explications faciles.
— Non, je m’attends à ce que vous cherchiez toutes les explications les plus difficiles. Mais ce sont parfois les faciles qui sont les bonnes.
— Alors je recommence comme avant ? J’observe Alvin ? Est-ce que je suis censée tomber amoureuse de lui ? L’épouser ? Le regarder mourir ?
— Tout ça m’est bien égal. Ma sœur pense que vous serez plus heureuse avec lui que sans, et n’importe comment, il finira par mourir, mais c’est notre lot à tous, non ? La plupart des femmes qui ne meurent pas en couches ne vivent que pour faire des veuves. Et alors ? »
Et alors ? Ce n’était pas parce qu’elle voyait tant d’occasions de mourir dans l’avenir d’Alvin qu’elle devait éviter de l’aimer. Elle le savait, logiquement. Mais la peur ignore la logique.
« Vous passez votre vie à pleurer ceux qui ne sont pas encore morts, reprit Becca. C’est vraiment gâcher un talent passionnant.
— Passionnant ?
— Vous auriez pu hériter du talent d’assouplir le cuir de chaussure. Imaginez un peu votre bonheur. »
Peggy essaya de s’imaginer en cordonnier et fut forcée de rire. « Je suppose que j’aimerais quand même mieux savoir.
— Exactement. Savoir fait parfois mal, surtout quand on ne peut rien changer. »
Mais il y avait un accent sournois dans le ton de sa voix. « On ne peut rien changer, mon œil ! s’exclama Peggy.
— Évitez les réflexions que vous ne comprenez pas, dit Becca.
— Vous modifiez des choses. Pour vous, le métier n’est pas immuable.
— C’est un jeu dangereux. Les conséquences sont imprévisibles.
— Vous avez vu Ta-Kumsaw mort à Détroit. Alors vous avez pris le fil d’Alvin et vous…
— Qu’est-ce que vous savez du métier ? s’écria Becca. Qu’est-ce que vous savez des fils qui coulent entre les doigts et de la vision des chagrins, des peines, des souffrances, des pensées ? Ils n’ont aucune importance, c’est le bétail de Dieu, il le mène comme il veut, seulement on reconnaît un jour celui qu’on aime plus que soi-même, et Dieu permet à la traîtrise des Français, à la haine des Anglais, de le tuer, et pour rien ; sa vie est perdue, elle n’a plus de sens, elle n’a laissé aucune empreinte sauf dans quelques légendes et chansons, et moi, je suis là, je l’aime toujours, veuve éternelle parce qu’il a disparu ! Alors oui, j’ai trouvé celui qui pouvait le sauver. Je savais que s’ils se rencontraient, ils s’aimeraient et se sauveraient l’un l’autre.
— Mais votre geste a entraîné le massacre de la Tippy-Canoe, dit Peggy. Les habitants de Vigor Church ont cru qu’Alvin avait été enlevé et torturé à mort, alors ils ont exterminé le peuple de Tenskwa-Tawa pour se venger. Maintenant ils sont prisonniers d’une malédiction, tout ça parce que vous…
— Parce que Harrison s’est servi de leur colère. Vous croyez que le massacre n’aurait quand même pas eu lieu ?
— Mais le sang n’aurait pas souillé les mêmes mains, je n’ai pas raison ? »
Becca se mit à pleurer, et ses larmes coulèrent sur le tissu.
« Vous ne devriez pas sécher ces larmes ? demanda Peggy.
— Si les larmes abîmaient ce tissu, il n’en resterait plus depuis longtemps.
— Alors vous savez mieux que personne ce qu’il en coûte d’intervenir dans la vie des autres.
— Et vous, vous savez mieux que personne ce qu’il en coûte de ne pas intervenir au bon moment. » Becca releva la tête et poursuivit son travail. « Je l’ai sauvé, c’était mon objectif. Ceux qui ont été tués seraient morts de toute façon.
— Pourtant je suis ici parce que votre sœur veut que je m’occupe d’Alvin.
— Vous êtes ici parce que les fils de chaîne, on les voit, c’est tout, après on doit plus ou moins deviner ce qu’ils veulent dire et qui ils représentent. On connaît celui du jeune Faiseur – impossible de le manquer dans le tissage. D’ailleurs, je l’ai déplacé une fois, je l’ai entortillé avec celui de mon Isaac. Vous croyez que j’aurais pu le perdre après ça ? Je vais vous montrer, si vous promettez de ne pas regarder plus loin que le petit bout de tissu que je vous indique.
— Je promets de ne pas regarder. Mais ce que j’entreverrai par hasard, je n’y serai pour rien.
— Alors, entrevoyez donc ça. »
Peggy regarda le tissage, consciente que les étrangers au métier avaient rarement l’occasion d’y poser les yeux. Le fil d’Alvin était évident, il miroitait légèrement, multicolore ; mais il n’était pas plus gros que les autres, il avait même l’air fragile, prêt à se rompre à la moindre manipulation imprudente. « Vous avez osé le déplacer ?
— Il a repris sa place tout seul, dit Becca. Je ne m’en suis pas servie longtemps. Et il a sauvé son frère Mesure. La Butte-aux-huit-faces s’est ouverte pour lui. Moi, je vous le dis, il y a dans sa vie des forces en jeu beaucoup plus puissantes que mon pouvoir de déplacer les fils.
— Plus puissantes que moi aussi.
— Vous êtes l’une de ces forces. Pas toutes, ni la plus importante, mais vous en êtes une. Tenez. Regardez comment les autres fils de chaîne le croisent. Ses frères et sœurs, je pense. Il est étroitement lié à sa famille. Et regardez comme ils brillent, ces fils, leurs couleurs sont plus vives. Il leur apprend à devenir Faiseurs. »
Peggy n’en avait rien su. « Ce n’est pas dangereux ?
— Il ne peut pas accomplir sa tâche tout seul, répondit Becca. Alors il apprend aux autres pour qu’ils l’aident. Il s’en sort mieux qu’il ne le croit.
— Et celui-là ? » fit Peggy en désignant le plus éclatant des autres fils de chaîne. Un fil qui prenait ses distances, qui s’égarait dans le tissage loin du reste de la famille.
« Son frère. Septième fils de septième fils, lui aussi. Enfin, huitième si on compte celui qui est mort.
— Mais septième des vivants à sa naissance. Oui, il y a du pouvoir en lui.
— Tenez, fit Becca. Regardez comment il était au début. Aussi brillant que le fil d’Alvin. Il avait autant de dons que son frère. Et les forces qui travaillaient contre lui n’étaient pas plus nombreuses que celles dont Alvin avait triomphé. Moins, même, parce que le temps que Calvin trouve sa voie, vous aviez, Alvin et vous, fait échec au Défaiseur. Enfin, à toutes ses ruses meurtrières. Mais le Défaiseur a imaginé un autre moyen de détruire le gamin. La haine et l’envie. Si vous aimez Alvin, Peggy, cherchez la flamme de vie de son jeune frère. Il faut à tout prix le ramener avant qu’il soit trop tard.
— Pourquoi ? Je ne sais rien de Calvin, seulement son nom et les espoirs qu’Alvin a mis en lui.