Elle lui jeta un regard noir. « J’allais pas la lire.
— J’ai pas dit ça. » Mais il ne lui tendit pas la lettre pour autant. Il préféra la poser sur le comptoir, en attendant que l’aîné de Mesure vienne la prendre pour la porter en haut de la colline, dans la maison où Alvin enseignait à devenir Faiseur. Armure-de-Dieu avait des doutes sur cette initiative. Il la trouvait irréligieuse, inconvenante, contraire à la Bible. Et pourtant il savait qu’Alvin était un brave garçon devenu un homme juste qui ne se servait pas des éventuels pouvoirs de sorcier à sa disposition pour faire le mal. Était-ce vraiment contraire à Dieu et à la religion de posséder de tels pouvoirs, s’il y recourait dans un esprit chrétien ? Après tout, Dieu a créé le monde et tout ce qu’il contient. Si Dieu ne voulait pas qu’il existe des Faiseurs, rien ne l’obligeait à en produire. Donc, ce qu’accomplissait Alvin devait participer de la volonté divine.
Quelquefois, Armure-de-Dieu se sentait en parfait accord avec les démarches d’Alvin. Et d’autres fois il se disait que seul un imbécile aveuglé par le diable pouvait croire même un instant que Dieu approuvait n’importe quelle espèce de sorcellerie. Mais ce n’étaient que des pensées. Quand le moment venait de passer à l’action, le choix d’Armure-de-Dieu était tout fait. Il soutenait Alvin, contre tous ceux qui se dressaient contre lui. S’il devait en être damné, tant pis. Il fallait parfois écouter son cœur. Et parfois prendre une décision et s’y tenir, contre vents et marées.
Et personne n’allait mettre son nez dans la lettre de Peggy Larner à Alvin. Surtout pas la femme d’Armure-de-Dieu, elle-même beaucoup trop versée dans les sortilèges.
Très loin de là, Peggy vit les changements s’opérer dans les flammes de vie et sut que sa lettre se trouvait désormais dans la famille d’Alvin. Elle y ferait son œuvre. Le monde allait changer. Les fils de chaîne allaient se déplacer dans le métier de Becca. C’est insupportable d’observer sans intervenir, songea Peggy. Mais c’est insupportable d’assister aux conséquences de mes interventions.
IV
Interrogations
Avant même l’arrivée de la lettre de mademoiselle Larner. Alvin se sentait nerveux. Rien ne se déroulait comme il l’avait prévu. Après des mois d’efforts pour convertir sa famille et ses voisins en Faiseurs, six vies entières lui paraissaient insuffisantes pour mener sa tâche à bien, et il avait beau faire, il voyait mal comment bénéficier d’existences supplémentaires.
Son enseignement n’était pas un échec, non, il ne pouvait pas le qualifier de fiasco total, pas encore, vu que certains élèves apprenaient vraiment à réaliser de petits actes de Faiseur. Ce n’était pas leur talent, voilà tout. Alvin avait cru qu’il n’existait pas de talent qu’on ne pourrait apprendre avec du temps, de la pratique, un tant soit peu d’intelligence et de cette bonne vieille persévérance. Mais un détail lui avait échappé : le talent du Faiseur, c’est comme un faisceau de talents, et si quelques élèves en comprenaient certains aspects, quasiment aucun ne donnait l’impression de saisir l’ensemble. Mesure avait de temps en temps quelques lueurs. Davantage que des lueurs, à vrai dire. Il parviendrait sûrement à devenir Faiseur lui-même si seulement il ne se laissait pas tout le temps distraire. Quant aux autres… ils n’avaient aucune chance de ressembler à Alvin. Alors, s’il n’y avait aucun espoir de réussir, à quoi bon insister ?
Pourtant, chaque fois qu’il cédait ainsi au découragement, il s’imposait de se taire et de s’en tenir à sa tâche. On ne devient pas Faiseur en modifiant ses plans à tout bout de champ. Qui peut suivre, dans ces conditions ? On continue. Même lorsque Calvin, le seul Faiseur-né du lot, avait refusé d’apprendre quoi que ce soit et qu’il était finalement parti commettre on ne savait quelles sottises de par le vaste monde, même alors on n’abandonne pas pour s’en aller à sa recherche parce que, comme l’avait fait remarquer Mesure aux hommes qui voulaient monter une expédition : « On force pas les genses à devenir Faiseux, par rapport que forcer l’monde à faire c’qu’on veut, c’est du Défaisage. »
Même lorsque le propre père d’Alvin avait dit : « Al, j’suis émerveillé par c’que t’arrives à faire, mais moi, ça m’suffit que t’y arrives. J’ai fait ma part quand t’es né, à ce qui m’semble. Y a pas d’homme en ce monde qu’est pas fier de voir son fils le dépasser, ce que t’as fait facilement, et c’est pas mon idée de m’replacer dans la course. » Même alors, Alvin avait tristement décidé de poursuivre ses leçons tandis que son père s’en retournait au moulin, entreprenait de le nettoyer et de le remettre en état de moudre.
« J’arrive pas à connaître, disait le Père, si moudre c’est Faire ou Défaire. Les meules, elles broyent le grain, elles l’écharpillent en poussière, alors c’est Défaire. Mais la poussière, c’est d’la farine, et on s’en sert pour pétrir du pain et des gâteaux qu’on pourrait pas préparer directement avec du blé ni du maïs, alors la mouture c’est p’t-être jusse une étape sus l’chemin pour Faire. Tu réponds quoi, à ça, Alvin ? Moudre de la farine, c’est Faire ou Défaire ? »
Ma foi, Alvin pouvait facilement répondre que c’était un acte de Faiseur, pour sûr, mais cette question n’arrêtait pas de le travailler. J’ai voulu faire des Faiseurs de ces gens, de ma famille, de mes voisins. Mais est-ce que je ne suis pas justement en train de les broyer, de Défaire ? Avant que je m’évertue à leur apprendre, ils étaient tous contents de leurs propres talents, ou même de leur manque de talent, quand on y réfléchit. À présent, les voilà frustrés, ils se sentent des bons à rien, et pourquoi ? Est-ce que Faire, c’est changer les gens en quelque chose pour quoi ils n’étaient pas nés ? C’est bien d’être un Faiseur – je le sais, j’en suis un. Mais est-ce que ça veut dire qu’il n’existe rien d’autre de bien ?
Il avait demandé à Mot-pour-mot, bien sûr. Après tout, Mot-pour-mot n’apparaissait pas sans raison, même si le vieux benêt l’ignorait personnellement. Peut-être était-il là pour donner des réponses à Alvin. Aussi, un jour qu’ils fendaient tous les deux du bois dehors, derrière la maison, il lui avait posé la question, et Mot-pour-mot avait répondu comme à son habitude, par une histoire.
« On m’a autrefois parlé d’un homme qui bâtissait un mur aussi vite qu’il pouvait, mais quelqu’un d’autre le démolissait encore plus vite. Il se demandait comment empêcher le mur d’être complètement détruit, sans parler de le terminer. Et la réponse était simple : il ne fallait pas le bâtir tout seul.
— Je m’souviens d’cette histoire-là, avait dit Alvin. C’est rapport à elle que j’suis icitte pour essayer d’apprendre aux genses à devenir Faiseux.
— Je me demande si tu ne pourrais pas adapter cette histoire, ou peut-être la tordre un peu et en essorer une vérité plus utile.
— Tords-la donc, toi. On verra si l’histoire, c’est un linge mouillé ou un cou d’poulet quand t’auras fini d’la tordre.
— Eh bien, peut-être que ce qu’il faut, ce n’est pas une équipe d’autres maçons qui taillent la pierre, mélangent le mortier et plombent le mur, tout ça. Il faut peut-être tout bonnement des tas de tailleurs, des tas de mélangeurs de mortier, des tas de surveillants et ainsi de suite. Tout le monde n’a pas besoin d’être Faiseur. En fait, il suffit peut-être d’un seul vrai Faiseur, l’unique. »
La vérité de ce que disait Mot-pour-mot était évidente ; elle était déjà souvent apparue à Alvin, sous d’autres formes. Ce qui le surprit, ce furent les larmes qui lui montèrent brusquement aux yeux, et il demanda doucement : « Pourquoi ça m’rend si affreusement triste, mon ami ?