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— Parce que tu as un bon fond, répondit Mot-pour-mot. Un homme mauvais serait ravi d’apprendre qu’il n’y a que lui à pouvoir diriger un grand nombre de gens employés à la même cause.

— Plusse que tout, j’veux pus être seul. J’ai été assez seul comme ça. Presque durant tout l’temps d’mon apprentissage à Hatrack River, j’avais l’impression d’avoir personne d’mon côté.

— Mais tu n’as jamais été seul pendant tout ce temps-là.

— Si tu veux parler de m’zelle Larner qui m’surveillait…

— C’est de Peggy, oui, que je parle. Je ne comprends pas pourquoi tu continues de l’appeler par son faux nom.

— C’est çui d’la femme avec qui j’suis tombé en amour. Mais elle connaît mon cœur. Elle connaît que j’ai tué un homme et que j’étais pas forcé.

— L’assassin de sa mère ? Je ne crois pas qu’elle t’en veuille pour ça.

— Elle connaît la sorte d’homme que j’suis et elle m’aime pas, voilà, dit Alvin. Alors je s’rai tout seul sitôt que j’partirai d’icitte. En plusse, ça s’rait comme mettre tous ces genses en ligne, leur donner des claques dans la goule et leur dire : Vous y arrivez pas, alors moi, j’m’en vais. »

Ce qui fit rire Mot-pour-mot. « C’est complètement absurde, et tu le sais, La vérité, c’est que tu leur as déjà tout appris, et maintenant ce qui leur faut, c’est de la pratique. Ils n’ont plus besoin de toi ici.

— Mais personne a b’soin d’moi ailleurs. »

Mot-pour-mot se remit à rire.

« Arrête de rigoler et dis-moi donc ce qu’y a de drôle, fit Alvin.

— Une blague qu’on explique n’a plus rien de drôle, alors ce n’est pas la peine.

— Tu m’aides pas beaucoup, dit Alvin en enfonçant la lame de sa hache dans le billot.

— Au contraire, je t’aide beaucoup. Seulement, tu ne veux pas encore qu’on t’aide.

— Si, je l’veux ! Mais j’ai pas b’soin de devinettes, j’ai b’soin d’réponses !

— Tu as besoin de quelqu’un pour te dire ce que tu dois faire ? Ça, c’est une surprise. Toujours apprenti, alors, en fin de compte ? Tu veux confier ta vie à un autre ? Pour combien de temps ? Encore sept ans ?

— J’suis p’t-être pus un apprenti, mais ça veut pas dire que j’suis un maître. J’suis qu’un compagnon.

— Alors fais-toi embaucher quelque part. Tu as encore des choses à apprendre.

— J’connais, fit Alvin. Mais j’connais pas où aller pour les apprendre. Y a cette ville de cristal que j’ai vue dans la tornade avec Tenskwa-Tawa. J’connais pas comment la bâtir. J’connais pas la bâtir. J’connais même pas pourquoi j’dois la bâtir, seulement qu’il faut qu’elle existe et que j’dois la faire exister.

— Tu vois, fit Mot-pour-mot. Comme je disais, tu as déjà appris à tous ceux d’ici ce que tu sais, et plutôt deux fois qu’une. Tout ce que tu fais maintenant, c’est de les aider à s’exercer – et de temps en temps tu triches, tu leur donnes un coup de pouce, ne crois pas que je n’ai rien remarqué.

— Quand j’use de mon talent pour ça, j’leur dis, fit Alvin en rougissant.

— Et alors ils se sentent quand même des incapables, ils se figurent que c’est ton aide qui a fait le travail et qu’eux n’y sont pour rien. Alvin, je crois que je vais te donner une réponse. Tu as fait ton possible ici. Laisse Mesure les aider, et aussi ceux qui ont appris des bribes par-ci par-là. Laisse-les se débrouiller tout seuls, comme toi tu as fait. Et après, tu partiras courir le monde et tu apprendras d’autres choses que tu as besoin de savoir. »

Alvin hocha la tête, mais au fond de lui il refusait d’y croire. « J’vois pas à quoi ça sert de partir pour essayer d’apprendre, tu connais aussi bien qu’moi qu’y a pas d’autre Faiseux dans l’monde asteure, sauf si tu comptes Calvin, mais moi pas. Qui c’est qui va m’apprendre ? Où j’vais aller ?

— Alors, d’après toi ça ne sert à rien de voyager, d’ouvrir les yeux et les oreilles et d’apprendre tout ce qu’on peut. »

Mot-pour-mot avait une expression tellement désabusée en disant ces mots qu’Alvin y reconnut tout de suite un double sens. « C’est pas par rapport que toi, t’apprends d’même, que moi, j’peux aussi. Tu récoltes des histoires, toi, et des histoires, on en trouve tout partout.

— Le Faire, on le trouve presque partout aussi. Et là où il n’y en a pas, il reste encore des choses déjà faites et détruites qui sont riches d’enseignement.

— J’peux pas partir, dit Alvin. J’peux pas.

— Ce qui veut dire que tu as peur. »

Alvin hocha la tête.

« Tu as peur de tuer encore.

— J’crois pas. J’connais qu’ça m’arrivera pas. Sûrement.

— Tu as peur de tomber encore amoureux. »

Alvin éclata d’un rire moqueur.

« Tu as peur de te retrouver tout seul.

— Tout seul, comment j’pourrais ? J’ai mon soc d’or avec moi.

— Justement, fit Mot-pour-mot. Le soc vivant. À quoi bon l’avoir fait si tu le gardes tout le temps dans le noir sans jamais t’en servir ?

— C’est de l’or. Les genses veulent le voler. Des tas d’hommes tueraient pour une masse d’or pareille.

— Des tas d’hommes tueraient s’il était en fer-blanc, d’ailleurs. Mais tu te rappelles ce qui est arrivé à l’homme à qui on a donné une pièce d’or d’un talent et qui l’a enfouie dans la terre.

— Mot-pour-mot, t’es tout rempli d’sagesse aujourd’hui.

— J’en déborde. C’est mon plus grand défaut, j’éclabousse les autres de sagesse. Mais la plupart du temps elle sèche très vite sans laisser de taches. »

Alvin lui fit une grimace. « Mot-pour-mot, j’suis pas ’core prêt à partir de chez nous autres.

— Peut-être qu’on doit partir de chez soi avant d’être prêt, ou alors on ne l’est jamais.

— C’est un paradoxe, ça, Mot-pour-mot ? M’zelle Larner m’a appris le paradoxe.

— C’est une institutrice excellente et elle connaît tout ça.

— Tout c’que moi, j’connais du paradoxe, c’est que si on prend pas la pelle pour le déblayer, l’écurie tarde pas à puyer affreux et à s’remplir de mouches. »

Mot-pour-mot éclata de rire, et Alvin l’imita, ce qui mit fin à la conversation sérieuse. La discussion continua cependant de lui trotter dans la tête : Mot-pour-mot pensait qu’il devait partir, mais lui n’avait pas la moindre idée d’où aller, et il ne voulait pas admettre non plus qu’il avait échoué. Toutes sortes de raisons pour rester. La plus importante, c’était tout simplement qu’il était chez lui. Il avait passé la moitié de son enfance loin de sa famille, et c’était agréable de s’asseoir tous les jours à la table maternelle. Agréable de voir son père au moulin. D’entendre sa voix, celles de ses frères, celles de ses sœurs qui riaient, se chamaillaient, bavardaient et posaient des questions, celle de sa mère, à la fois perçante et douce à l’oreille ; elles enveloppaient ses jours et ses nuits comme une couverture, elles lui tenaient chaud, et toutes lui disaient : Tu es à l’abri ici, on est ta famille, on ne se retournera pas contre toi. Alvin n’avait jamais entendu de symphonie de sa vie, ni même plus de deux violons et un banjo en même temps, mais il savait qu’aucun orchestre ne jouerait jamais de musique plus belle que les filets de voix des siens entrant et sortant de leurs maisons, de leurs granges, du moulin et des boutiques du village, et dont les mailles harmonieuses le retenaient ici ; aussi avait-il beau savoir que Mot-pour-mot avait raison et qu’il lui fallait partir, il ne parvenait pas à s’y résoudre.