Comment Calvin y était-il parvenu, lui ? Comment Calvin avait-il pu laisser cette musique derrière lui ?
Puis arriva la lettre de mademoiselle Larner.
Simon, le fils de Mesure, l’apporta ; il avait maintenant cinq ans et était assez grand pour descendre à toutes jambes au magasin d’Armure-de-Dieu ramasser le courrier. Il savait aussi un peu lire, aussi ne remit-il pas la lettre à son grand-père ni à sa grand-mère, il la porta directement à Alvin et annonça à pleins poumons : « Ça vient d’une dame ! Elle s’appelle mademoiselle Larner et elle a une écrivure joliment belle !
— Une écriture », le corrigea Alvin.
Simon ne se laissait pas démonter facilement. « Oh, onc’ Al, t’es l’seul par icitte qui l’dit comme ça ! Faudrait que j’soye drôlement bête pour m’laisser prendre à une blague de même ! »
Alvin décolla la cire à cacheter et déplia la lettre. Il reconnut l’écriture pour avoir essayé de l’imiter des heures durant quand il étudiait auprès de l’institutrice à Hatrack River. Il n’avait jamais la main aussi souple, jamais aussi fluide. Il n’était pas non plus aussi éloquent. Il n’avait pas le don des mots, du moins des mots recherchés, élégants, que mademoiselle Larner – Peggy – employait dans sa correspondance.
Cher Alvin,
Tu es resté trop longtemps à Vigor Church. Calvin représente un grand danger pour toi, tu dois partir à sa recherche et te réconcilier avec lui ; si tu attends qu’il revienne vers toi, il t’apportera la mort en bagage.
Je t’entends presque me répondre : J’ai pas peur de la mort. (Je sais que tu continues de dire « j’ai pas », uniquement pour me contrarier.) Que tu partes ou que tu restes, c’est à toi de décider. Mais je peux te dire ceci : Si tu ne pars tout de suite, de ta propre volonté, tu finiras par partir quand même, mais contraint et forcé. Tu es un compagnon forgeron et tu feras ton compagnonnage.
Nous nous croiserons peut-être au cours de tes déplacements. Je serais ravie de te revoir.
Cordialement,
Alvin ne savait que penser de cette lettre. D’abord Peggy le menait à la baguette comme un écolier. Ensuite elle le taquinait sur sa manie de dire “j’ai pas”. Puis elle lui demandait quasiment de venir la rejoindre, mais avec une froideur à lui glacer les os – “Je serais ravie de te revoir”. Ah oui ? Pour qui elle se prenait ? Pour la reine ? Et elle avait signé la lettre “cordialement”, comme une étrangère, non comme celle qu’il aimait et qui lui avait autrefois avoué son amour. À quoi jouait-elle, cette femme qui voyait tant d’avenirs ? Que le poussait-elle à faire ? Il était clair qu’elle ne disait pas tout le fond de sa pensée. Elle se croyait tellement futée parce qu’elle en savait plus long que les autres sur l’avenir, mais le fait était qu’elle pouvait se tromper comme tout le monde et il ne voulait pas qu’elle lui dise ce qu’il devait faire, il voulait qu’elle lui dise ce qu’elle savait et le laisse décider tout seul.
Une chose était sûre. Il n’allait pas tout lâcher pour aller chercher Calvin. Elle savait sans aucun doute où il était et elle n’avait pas pris la peine de le lui dire. Dans quel but ? Pourquoi partir à la recherche de Calvin alors qu’elle pouvait lui envoyer une lettre et lui révéler, non pas où son frère se trouvait en ce moment même, mais où il serait lorsque Alvin le rattraperait ? Seul un imbécile essaye de suivre à pied le vol d’une oie sauvage.
Je sais qu’il faudra que je m’en aille un jour ou l’autre. Mais je ne m’en irai pas pour donner la chasse à Calvin. Et je ne m’en irai pas parce que la femme que j’ai failli épouser m’a envoyé une lettre sèche sans même un mot sur son amour pour moi, si elle m’a jamais vraiment aimé. Puisque Peggy était tellement sûre qu’il partirait quand même bientôt, parce qu’il y serait forcé, eh bien, autant attendre pour voir ce qui le déciderait.
V
Falsification
L’Amérique était trop petite pour Calvin. Il le savait à présent. Tout y était trop neuf. Les pouvoirs d’un pays mettent du temps à mûrir. Les Rouges, eux, connaissaient le pays, mais ils n’étaient plus là. Et les Blancs et les Noirs qui vivaient ici désormais n’avaient que des pouvoirs, talents, sortilèges, charmes et rêves sans consistance. Rien à voir avec l’antique musique dont avait parlé Alvin. Le chant vert de la forêt vivante. Par ailleurs, il n’y avait plus de Rouges, leur supposé savoir ne devait donc pas être très puissant. Leur échec suffisait à le prouver.
La tête de Calvin ignorait encore sa destination mais ses pieds la connaissaient déjà. L’Est. Parfois il remontait légèrement vers le nord, d’autres fois descendait un peu vers le sud, mais il se dirigeait toujours vers l’est. Dans un premier temps, il crut qu’il allait tout bonnement à Dekane, mais une fois en ville il ne fit qu’y travailler un jour ou deux pour récolter quelques pièces et s’acheter un peu de pain à se mettre dans le ventre, à la suite de quoi il repartit par-delà les montagnes et suivit la nouvelle voie ferrée jusqu’en Irrakwa où il se moqua discrètement d’hommes et de femmes qui, rouges par leur peau, étaient blancs par leurs vêtements, leur façon de parler et de penser. D’autres lâches, d’autres pièces, d’autres occasions de se servir ici et là de son talent de Faiseur. Des gamineries, la plupart du temps, parce qu’il n’osait pas s’en servir au grand jour, on risquait de le remarquer et de jaser. Rien que des petites faveurs pour les maisons qui l’avaient bien accueilli, comme chasser les souris et les cancrelats de la propriété. Ou des petites vengeances sur ceux qui l’avaient rejeté. Envoyer un rat crever dans un puits. Occasionner une fuite dans un toit au-dessus d’un tonneau de farine. Ce coup-là était difficile, il fallait faire gonfler puis se contracter le bois. Mais il savait s’y prendre avec l’eau. L’eau se prêtait à ses volontés mieux que tout autre élément.
Il s’avéra que ce n’était pas non plus en Irrakwa qu’avaient voulu le conduire ses pieds. Il traversa l’État, passa en Nouvelle-Hollande où les fermiers parlaient tous le néerlandais, puis descendit l’Hudson jusqu’à La Nouvelle-Amsterdam.
À son arrivée dans la grande cité à la pointe de l’île de Manhattan, il crut avoir déniché ce qu’il cherchait. La plus grande ville des États-Unis. Et elle n’était plus guère hollandaise. Tout le monde parlait anglais pour les affaires, et Calvin dénombra au moins une douzaine de langues avant de se lasser. Sans compter les accents bizarres d’Anglais de York, de Glasgow et de Monmouth. Toutes les cultures du monde devaient sûrement cohabiter ici. Il y trouverait sans doute des professeurs.
Il y resta donc plusieurs jours, une semaine. Il passa à l’université au nord de l’île, mais on voulait lui faire étudier des matières intellectuelles plutôt que la science du pouvoir, et Calvin ne tarda pas à se convaincre qu’aucun de ces professeurs aux grands airs ne connaissait quoi que ce soit d’utile. Ils le prenaient pour un fou. Un vieux crétin à la barbiche blanche essaya pendant une demi-heure de le persuader de se laisser examiner, comme s’il était un spécimen curieux d’insecte. Calvin le supporta aussi longtemps uniquement pour pouvoir défaire les reliures de tous les ouvrages qui s’alignaient sur les étagères du bonhomme. Qu’il se pose donc des questions sur le genre de folie dont souffre Calvin lorsque les pages des livres qu’il ouvrira tomberont toutes seules et s’éparpilleront par terre.
Si les professeurs n’étaient pas à la hauteur, la rue ne valait guère mieux. Oh, il entendait parler de grands sages, de sorciers, etc. Les gitans vantaient les mérites d’un jeteur de sorts. Les Irlandais connaissaient un prêtre doté de dons particuliers. Les Français et les Espagnols avaient eu vent de sorcières, d’enfants saints ou autres. Un Portugais parla d’une Noire affranchie capable de rendre l’entrejambe d’un ennemi aussi lisse et vacant qu’une aisselle – c’est de cette manière, à ce qu’on racontait, qu’elle avait obtenu sa liberté, après s’être occupée du fils aîné de son maître qu’elle avait ensuite menacé du même sort. Mais l’un comme l’autre restaient invisibles. Il avait trouvé quelqu’un qui connaissait un grand sage, il était allé voir ce quelqu’un pour découvrir qu’il connaissait seulement quelqu’un d’autre qui connaissait le maître et ainsi de suite ; il se faisait l’effet d’un gendarme poursuivant en pleine nuit un fugitif qui s’éclipserait sans cesse dans des ruelles.