Mais en attendant, Calvin apprenait à vivre dans une ville et il aimait ça. Il aimait la sensation de pouvoir carrément disparaître en plein jour. Personne ne se connaissait. On n’attendait rien des autres. On était ce qu’on portait sur le dos. À son arrivée il était habillé comme un péquenaud, les gens s’attendaient donc à le trouver bête et maladroit, ce qu’il était, bon sang. Mais au bout de quelques jours il avait compris que ses vêtements le trahissaient et il avait acheté un costume de ville chez un fripier. On avait alors commencé à lui adresser la parole. Il avait aussi appris à parler un peu différemment. Plus vite, en traînant moins sur les mots. En se débarrassant de l’accent nasillard de la campagne. Il savait qu’on devinait ses origines dès qu’il ouvrait la bouche, mais il faisait des progrès. On lui demandait moins souvent de répéter. Et à la fin de la semaine il n’était pas plus déplacé que n’importe quel autre immigrant. Il n’en fallait pas davantage – ce n’était pas comme s’il existait des natifs de La Nouvelle-Amsterdam. Sauf peut-être quelques vieux propriétaires hollandais qui se terraient dans leurs manoirs au nord de l’île.
Des rumeurs de savoir, c’était tout ce qu’il trouverait dans cette ville. Bah, à quoi s’attendait-il ? Tous ceux qui détenaient vraiment les pouvoirs de l’Ancien Monde devaient hésiter à embarquer sur un malheureux bateau et naviguer vers l’ouest à leurs risques et périls pour venir vivre dans un taudis immonde de La Nouvelle-Amsterdam. Non, les Européens familiers du pouvoir se trouvaient toujours là-bas – parce qu’ils y menaient leurs affaires et n’avaient aucune raison de partir.
Et lequel était le plus puissant de tous ? Eh bien, l’homme dont les victoires avaient poussé tous ces gens parlant une douzaine de langues à débarquer en foule sur les côtes américaines. L’homme qui avait chassé les aristocrates de France, qui avait ensuite conquis l’Espagne, le Saint Empire romain, l’Italie, l’Autriche, puis pour une quelconque raison s’était arrêté à la frontière russe et au bord de la Manche, avait signé la paix et tenu bon, d’une main de fer mais, comme on disait, d’un cœur tendre, si bien que très vite personne en Italie, en Autriche, aux Pays-Bas ni ailleurs, en vérité, ne souhaitait plus le retour des anciens dirigeants. Voilà l’homme qui comprenait le pouvoir. Voilà l’homme idéal pour enseigner à Calvin ce qu’il avait besoin de savoir.
Un ennui pourtant : pourquoi un personnage aussi important accepterait-il de parler à un pauvre petit fermier de la Wobbish ? Et comment ce pauvre petit fermier allait-il s’y prendre pour traverser l’Océan ? Si seulement Alvin avait bien voulu lui montrer comment changer le fer en or ! Ça, ce serait pratique. Imaginez : une locomotive à vapeur tout entière changée en or massif. Qu’on allume la chaudière, et toute la machine fondrait – mais elle formerait des mares d’or. Il suffirait d’y plonger une louche pour payer son voyage en France, et pas dans l’entrepont, qui plus est. Il s’offrirait la première classe, et ensuite un bon hôtel à Paris. De beaux vêtements aussi, comme ça, quand il entrerait dans l’ambassade américaine, les larbins lui feraient des courbettes et le conduiraient directement à l’ambassadeur, puis l’ambassadeur le conduirait directement au palais impérial où il serait présenté à Napoléon en personne, et Napoléon demanderait : « Pourquoi faut-il que je vous reçoive, vous, simple citoyen des terres sauvages de l’ouest d’un pays de deuxième ordre ? » Alors Calvin sortirait trois louchées d’or de ses poches, les lâcherait lourdement dans les mains de Napoléon et dirait : « Combien vous en voulez ? J’connais comment en faire d’autre. » Et Napoléon répliquerait : « J’ai tous les impôts de l’Europe pour m’acheter de l’or. Que voulez-vous que je fasse de vos malheureuses poignées ? » Et Calvin répliquerait : « Asteure, vous en avez un peu plusse qu’avant. Regardez donc vos boutons, monsieur. » Napoléon regarderait les boutons de cuivre de son habit, et ils seraient eux aussi en or, alors il demanderait : « Qu’attendez-vous de moi, monsieur ? » Parfaitement, il appellerait Calvin « monsieur », et Calvin répondrait : « Tout ce que j’veux, monsieur, c’est apprendre comment acquérir le pouvoir. »
Seulement, si Calvin savait changer le fer ou le cuivre en or, il n’aurait que faire de l’aide de Napoléon Bonaparte, empereur de la terre ou tout autre titre que l’homme s’était décerné lors de sa dernière promotion. C’était un de ces cercles vicieux dans lesquels il n’arrêtait de se jeter tête baissée. S’il avait assez de pouvoir pour attirer l’attention de Napoléon, il n’aurait pas besoin de lui. Et parce qu’il en avait besoin, justement, il ne fallait pas compter qu’un de ses sous-fifres autorise Calvin à l’approcher.
Calvin n’était pas idiot. Il n’était pas un péquenaud, malgré ce que pensaient les gens de la ville. Il savait que les puissants ne laissaient pas n’importe qui venir bavarder avec eux.
Mais moi, j’en ai, des pouvoirs, se disait-il. J’en ai et j’arriverai bien à me débrouiller une fois de l’autre côté de la grande mare. Ce que les gens raffinés ont appelé l’océan Atlantique – la grande mare. Une fois de l’autre côté de la grande mare. Faudra peut-être que j’apprenne le français, mais il paraît que Napoléon parle aussi l’anglais depuis l’époque où il était général au Canada. D’une façon ou d’une autre, je finirai par le rencontrer et il me prendra comme apprenti. Pas pour lui succéder à la tête de son empire, mais plutôt pour l’imiter en Amérique. Faire flotter un seul et même drapeau sur les Colonies de la Couronne, la Nouvelle-Angleterre et les États-Unis. Et aussi le Canada. Et la Floride. Ensuite, peut-être qu’il tournerait les yeux vers l’autre bord du Mizzipy ; il verrait si le vieux Tenskwa-Tawa arrive à repousser un Faiseur décidé à traverser et à conquérir le territoire rouge.
Des rêves, tout ça. Que des rêves ridicules d’un jeune gars qui dort dans une pension miteuse et fait des petits boulots minables pour empocher quelques sous par jour. Calvin le savait, mais il savait aussi que s’il n’arrivait pas à convertir un talent comme le sien en argent et en pouvoir, il ne méritait pas mieux que des lits pouilleux, de piètres repas et des tâches éreintantes.
Une chose, pourtant. On commençait à s’habituer dans la rue à l’idée que Calvin cherchait quelque chose, et la vieille femme à qui il achetait ses pommes – celle qui lui en avait donné une le jour de son arrivée, quand il n’avait pas le sou, parce qu’elle-même venait de la campagne, avait-elle avoué ; celle qui depuis lors ne trouvait plus de vers ni de mouches dans ses fruits – la vieille femme, donc, lui avait lancé : « Dis, j’espère que t’as causé au Sanguinaire, il connaît des choses.
— Le Sanguinaire ?
— Mais oui, çui qui conte des histoires horribles et qu’a les mains pleines de sang quand y trouve personne pour l’écouter. Tout le monde connaît l’Sanguinaire. L’est venu icitte par rapport qu’y a une malédiction sus lui : faut qu’y trouve du nouveau monde tous les jours à qui conter son histoire, et où c’est qu’on en trouve tout l’temps beaucoup, hein ? »