Évidemment, Calvin savait maintenant précisément de qui elle parlait. « Harrison est icitte – ici ?
— Tu l’connais ?
— J’en ai entendu parler. Il se faisait appeler gouverneur de la Wobbish, fut un temps. L’a… Il a massacré le peuple de Tenskwa-Tawa à la Tippy-Canoe.
— C’est lui. Une histoire affreuse. Djeu merci, j’ai eu à l’entendre qu’une seule fois. Mais faut qu’y ait un genre de pouvoir pour qu’ses mains soyent pleines de sang d’même. J’veux dire, c’est drôle, non ? Tous les autres qu’on nous cause, on les voit jamais rien faire en vérité, si tu comprends c’que j’veux dire. Mais là, on voit l’sang. Y a du pouvoir là-d’sous, m’est avis.
— M’est avis. » À nouveau il se corrigea : « Je pense.
— Tu pourrais aussi bien dire « j’imagine », si tu veux te donner d’grands airs.
— Je ne veux pas avoir l’air de la campagne, c’est tout.
— Alors, tu f’rais mieux d’apprendre le français. Tous les genses distingués s’y sont mis. On est icitte dans une ville hollandaise où tout l’monde parle anglais, et ils vont dans leurs restaurants élégants commander à manger en français ! Qu’esse les Français ont à voir avec La Nouvelle-Amsterdam ? Ceux qui veulent manger en français, ils ont qu’à s’rendre au Canada, voilà ce que j’dis, moi ! »
Il écouta sa diatribe jusqu’à ce qu’il puisse enfin s’échapper – disons, jusqu’à ce qu’elle trouve enfin un client – et il partit en quête de Harrison. L’assassin-blanc Harrison. Calvin n’ignorait rien de sa malédiction grâce aux histoires que racontaient son père et ses voisins, et il avait déjà imaginé Harrison cheminant de village en village sur les routes de campagne, les habitants qui le jetaient dehors avant qu’il puisse entrer raconter ses horreurs. Il n’avait jamais songé qu’il viendrait à la ville, mais ça se comprenait, à bien y réfléchir. Le Sanguinaire.
Il le trouva dans une ruelle derrière un restaurant où il se faisait nourrir tous les soirs par un tenancier qui ne voulait pas le voir aborder ses clients. « C’est une punition sévère, déclara le tenancier. J’avais un propriétaire à Kilkenny qui croyait à ce genre de justice. Des punitions qui duraient l’éternité. La honte perpétuelle. Je trouve pas ça bien. Je me fiche de ce qu’il a fait, ce gars-là. Que celui qu’a jamais péché… tout ça. Alors, il mange derrière mon restaurant. Tant qu’il fait pas de tort au commerce.
— Quelle générosité ! fit Calvin.
— Pas d’impertinence, mon gars. Je suis effectivement généreux, et j’ai aussi les idées larges, je le sais et je m’en flatte, mais j’en ai pas moins de mérite pour ça. Alors, si c’est pour manger ma tambouille et me juger, autant que tu ramasses tes petites allusions blessantes et que tu sortes de mon établissement.
— Je ne l’ai pas mangée, votre tambouille.
— Mais tu vas la manger quand même, parce que je suis généreux, je t’ai dit, et t’as l’air d’avoir faim. Maintenant, va dans la cuisine, derrière, et demande au cuisinier de te donner quelque chose, pour toi et pour le Sanguinaire, là, dans la ruelle. Si tu lui apportes son repas, il te parlera, n’aie crainte. Il te racontera sûrement son histoire, d’ailleurs.
— Je la connais, son histoire.
— Tout le monde connaît peut-être une histoire, mais c’est jamais la même. Maintenant dégage ma porte, tu ressembles à la vermine qui court le pavé. »
Calvin baissa les yeux sur son accoutrement et comprit que ses vêtements achetés pour mieux s’intégrer l’assimilaient à la rue, non à la ville. Faudrait qu’il y remédie avant d’aller à Paris. Qu’il devienne, sinon un gentilhomme, du moins un commerçant. Pas une vermine du pavé.
Il n’aimait pas ceux qui se vantaient d’être généreux, mais force lui fut de constater que la cuisine était bonne. Il n’eut pas droit à des miettes ni à des restes. Le cuisinier lui donna un repas à la fois délicieux et copieux. Comment ce tenancier arrivait-il à garder son commerce, s’il se montrait d’une telle générosité envers les pauvres ? Il devait sûrement flouer son patron. Il pouvait se permettre d’être généreux, dès lors que ça ne sortait pas de sa poche. La plupart des vertus étaient du même acabit. Les gens se glorifiaient d’être vertueux, mais dès que la vertu devenait onéreuse ou gênante, elle s’effaçait derrière les soucis pratiques à une vitesse étonnante.
La générosité de l’homme lui valut de ne plus avoir ni cancrelats ni souris dans sa cuisine.
Dans la ruelle, le Sanguinaire buvait à petits coups du vin au goulot. Il aperçut Calvin, et l’avidité brilla dans ses yeux. Calvin se mit à rire. « J’ai entendu dire que vous avez une histoire à raconter.
— On m’envoie encore des gamins comme toi pour faire une blague, hein ?
— Pas une blague. Je connais votre histoire, en gros. Je voulais vous voir, je crois, c’est tout. »
Harrison lui tendit la bouteille de vin. « C’est ce qu’il y a de mieux ici, dit-il. Ça et le fait qu’ils ne commencent pas par me faire déguerpir. Quand un client ouvre une bouteille de vin et qu’il ne la finit pas à table, le tenancier refuse de la resservir à un autre. Alors elle atterrit dans la ruelle.
— Le plus étonnant, fit Calvin, c’est qu’il devrait y avoir au moins une centaine de poivrots affamés à attendre dans le coin. »
Harrison éclata de rire. « Il y en avait. Mais ils en ont eu assez de m’entendre raconter mon histoire, et maintenant j’ai la ruelle pour moi tout seul. C’est comme ça qu’elle me plaît. »
Mais Calvin sentit dans sa voix qu’il mentait. Elle ne lui plaisait pas comme ça. Il avait faim de compagnie.
« Vous pourriez aussi bien me la raconter, votre histoire. Entre les bouchées, si vous voulez. »
Harrison se mit à manger. Calvin devina des restes de bonnes manières. L’homme avait jadis été civilisé.
Entre les bouchées, Harrison raconta son histoire. En entier : comment il avait fait venir des Rouges du sud de l’Hio pour enlever deux jeunes Blancs et accuser Tenskwa-Tawa, le soi-disant prophète rouge. Seulement, les prisonniers avaient été sauvés d’une manière ou d’une autre et avaient rencontré le frère du Prophète, Ta-Kumsaw. Incident sans grande importance, cela dit, parce que Harrison s’était quand même servi de l’enlèvement pour mettre en houle les Blancs du nord de la Wobbish, ceux qui vivaient tout près du village du Prophète au bord de la Tippy-Canoe. Il avait donc pu lever une armée pour aller exterminer Prophetville. Et voilà qu’à la dernière minute, qui réapparaît ? L’un des deux jeunes enlevés. Bah, Harrison ne voit qu’une solution : le faire tuer, et tout a l’air de bien marcher. Les Rouges restent là sans bouger et laissent les salves de mousquets et la mitraille les faucher jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un sur dix ; tout le pré n’est plus qu’une nappe de sang qui s’écoule dans la Tippy-Canoe, seulement c’est plus que ne peuvent en supporter les Blancs – et ils se prennent pour des hommes ! – parce qu’ils arrêtent tous de tirer avant d’avoir terminé le travail, puis voilà que se lève le gamin qu’on croyait mort, même pas blessé, et il apprend la vérité à tout le monde, alors le prophète rouge lance une malédiction sur tous ceux qui sont là et la pire sur Harrison, condamné à raconter cette histoire à une personne différente chaque jour et…
— Vous la racontez complètement de travers », le coupa Calvin.