Harrison le regarda avec colère. « Tu crois qu’après toutes ces années je ne sais pas comment raconter cette histoire ? Si jamais je la raconte autrement, je me retrouve les mains pleines de sang, et crois-moi, ça n’est pas beau à voir. Les gens vomissent devant ce spectacle. On dirait que je me suis plongé les bras dans un cadavre jusqu’aux coudes.
— En la racontant à votre façon, vous vivez dans une ruelle, vous dépendez de la charité pour manger et vous buvez des fonds de bouteilles », dit Calvin.
Harrison le considéra, les yeux plissés. « Tu es qui, toi ?
— Le jeune Blanc que vous avez voulu tuer, c’est mon frère Mesure. L’autre que vous avez fait enlever, c’est mon frère Alvin.
— Et tu viens jubiler ?
— Est-ce que j’ai l’air de jubiler ? Non, je suis parti de chez moi par rapport que je supportais plus leur droiture, qu’ils connaissent tout et qu’ils ne respectent pas les autres. »
Harrison fit un clin d’œil. « Je n’ai jamais aimé ces gens-là.
— Vous voulez savoir comment faut la raconter, votre histoire ?
— J’écoute.
— Les Rouges étaient en guerre avec les Blancs. Ils ne cultivaient pas la terre mais ils ne voulaient pas que les Blancs la cultivent non plus. Ils ne voulaient pas partager, et pourtant l’espace ne manquait pas. Tenskwa-Tawa clamait qu’il était pacifique, mais vous saviez qu’il rassemblait des milliers de Rouges pour l’armée de Ta-Kumsaw. Fallait bien faire quelque chose pour attiser la colère des Blancs de la région et qu’ils repoussent la menace. Alors, oui, vous avez fait enlever les deux gars, mais vous n’avez jamais donné d’ordres pour qu’on tue des gens…
— Si je dis ça, le sang va me jaillir tout de suite sur les mains…
— J’suis sûr que vous avez pensé à toutes les menteries possibles, mais écoutez-moi jusqu’au bout.
— Vas-y.
— Vous n’avez pas ordonné qu’on tue. Ce sont seulement des inventions que vos ennemis ont répandues sur vous. Des inventions d’Alvin Miller junior, qu’on appelle maintenant Alvin Smith, le forgeron. Après tout, Alvin, c’était le Petit Renégat, le petit Blanc qui a suivi partout Ta-Kumsaw durant une année. C’était l’ami de Ta-Kumsaw – on dira « l’ami » par rapport qu’on est en bonne compagnie – alors comme de juste il a inventé des mensonges sur vous. C’est votre bataille à la Tippy-Canoe qui a fait échouer les plans de Ta-Kumsaw. Si vous n’aviez pas frappé à ce moment-là, Ta-Kumsaw aurait remporté la victoire plus tard à Fort Détroit, il aurait chassé tous les habitants civilisés des terres à l’ouest des montagnes d’Appalachie, et les armées des Rouges tomberaient sur les villes de l’Est, elles surgiraient des montagnes et… Enfin, grâce à vous et à votre courage à la Tippy-Canoe, les Rouges ont été repoussés à l’ouest du Mizzipy. Vous avez ouvert les terres de l’Ouest à une colonisation sans risques.
— Le sang me dégoulinerait des mains avant même que je sorte tout ça.
— Et après ? Vous n’avez qu’à les lever et dire : Regardez ce que le sorcier rouge Tenskwa-Tawa a fait pour me punir. Il m’a couvert les mains de sang. Mais j’suis content de payer ce prix-là. C’est grâce à ce sang sus mes mains que les Blancs bâtissent la civilisation jusqu’au bord du Mizzipy. C’est grâce à ce sang sus mes mains que dans l’Est on dort tranquille la nuit, sans souci des Rouges qui pourraient venir violer et tuer comme ces sauvages ont toujours fait. »
Harrison gloussa. « Tout ça, ce sont des craques énormes, mon gars, j’espère que tu le sais.
— C’est vous qui décidez si vous voulez laisser Tenskwa-Tawa gagner la victoire finale.
— Pourquoi tu me dis tout ça ? Qu’est-ce que tu y gagnes ?
— Je m’demande. Je suis venu vous voir en me disant que vous aviez peut-être encore le sens du pouvoir, mais quand j’vous ai entendu conter cette histoire de poule mouillée du Sud, j’ai compris que vous ne connaissez rien d’utile pour un homme digne de ce nom. J’en sais plus long que vous, par le fait. Alors, vu que j’allais vous demander un service, il m’a semblé honnête de vous en rendre un aussi.
— Bien aimable. » Impossible de ne pas sentir le sarcasme.
« J’crois pas. J’imagine la figure de mon frère Alvin quand vous direz à tout l’monde que c’est lui, le Petit Renégat. Racontez ça, et personne ne le croira s’il témoigne contre vous. Par le fait, il sera forcé de se cacher, quand on pense à toutes les horreurs que les gens prêtent au P’tit Renégat. Qu’il était le plus cruel de tous les Rouges, qu’il tuait et torturait à faire dégobiller même les Shaw-Nees.
— Je me souviens de ces histoires.
— Levez vos mains pleines de sang, l’ami, et faites-leur dire ce que vous, vous voulez qu’elles disent. »
Harrison secoua la tête. « Je ne peux pas vivre avec ce sang sur les mains.
— Vous avez donc une conscience, hein ? »
Harrison se mit à rire. « Le sang tomberait dans ce que je mange. Il tacherait mes vêtements. Il rendrait les gens malades.
— À votre place, je mangerais avec des gants et j’porterais du linge foncé. »
Harrison avait fini de manger. Calvin aussi.
« Tu attends donc ça de moi pour faire du mal à ton frère.
— Pas pour lui faire du mal. Seulement pour le forcer à se taire et à se cacher. Vous avez passé… quoi ? huit ans à vivre comme un chien. Asteure, c’est son tour.
— Il n’y aura pas moyen de revenir en arrière, dit Harrison. Une fois que j’aurai menti, je garderai les mains pleines de sang jusqu’à la fin de mes jours. »
Calvin haussa les épaules. « Harrison, vous êtes un menteur et un assassin, mais vous aimez le pouvoir plus que votre vie. Malheureusement, vous ne valez pas tripette pour le prendre et l’garder. Ta-Kumsaw, Alvin et Tenskwa-Tawa vous ont traité en niaiseux. J’vous dis comment défaire ce qu’ils vous ont fait. Comment vous libérer. C’est à vous de voir, moi, je m’en fiche comme d’une queue de rat. » Il se leva pour partir.
Harrison se redressa à demi pour agripper les jambes du pantalon de Calvin. « Quelqu’un m’a dit qu’Alvin, c’est un Faiseur. Qu’il a un vrai pouvoir.
— Non, c’est faux, répondit Calvin. Faut pas vous inquiéter d’ça. Vous voyez, l’ami, il peut seulement se servir de son pouvoir pour le bien, jamais pour faire le mal.
— Même pas à moi ?
— Peut-être qu’il fera une exception pour vous. » Calvin se fendit d’un sourire mauvais. « Je sais que moi, je l’ferais. »
Harrison retira les mains du pantalon de Calvin. « Ne me regarde pas comme ça, sale petite vipère.
— Comme ça comment ?
— Comme si j’étais de la charogne. Tu es mal placé pour me juger.
— Vous pouvez m’donner une seule bonne raison pour ça ?
— Malgré tout ce que j’ai fait, mon gars, je n’ai jamais trahi mon frère, moi. »
Ce fut au tour de Calvin de regarder le mépris en face. Il cracha par terre près des genoux de Harrison. « Bouffe du pus et crève, lança-t-il.
— C’est une malédiction ? railla Harrison tandis que Calvin s’éloignait. Ou un simple avertissement amical ? »
Calvin ne lui répondit pas. Déjà il pensait à autre chose. Tout d’abord, comment trouver l’argent de la traversée vers l’Europe. En première classe. Il voyagerait en première classe. Peut-être que ce qu’il fallait, c’était voir si son talent allait jusqu’à faire tomber de l’argent du sac d’un boutiquier qui porterait sa recette à la banque. S’il se débrouillait bien, personne ne remarquerait rien. Il ne se ferait pas prendre. Et même si on voyait l’argent tomber et si on le voyait le ramasser, on pourrait seulement l’accuser d’avoir trouvé de l’argent par terre, puisqu’il n’aurait pas touché au sac. Ça marcherait. Ce serait facile. Tellement facile qu’Alvin était idiot de n’y avoir jamais pensé. La famille en aurait eu l’emploi, de cet argent. Certaines années avaient été dures. Mais Alvin était trop égoïste pour songer à personne d’autre que lui-même, ou à rien d’autre que son projet ridicule d’enseigner le pouvoir du Faiseur à des gens qui n’avaient aucun talent pour ça.