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Une première classe pour l’Angleterre, puis la traversée de la Manche jusqu’en France. Des vêtements neufs. Ce serait un jeu d’enfant de trouver la somme nécessaire. Beaucoup d’argent changeait de mains à La Nouvelle-Amsterdam, et rien n’empêcherait qu’il en tombe un peu dans la rue aux pieds de Calvin. Dieu lui avait donné le pouvoir, autant dire que c’était Sa volonté qu’il s’en serve.

Ce serait la meilleure si Harrison suivait ses conseils, non ?

VI

Le grand amour

Amy Sump se fichait de ce que disaient ses amis ou n’importe qui. Ce qu’elle éprouvait pour Alvin le Faiseur, c’était de l’amour. Le grand amour. Un amour vrai, profond, durable, qui résisterait à l’épreuve du temps.

Si seulement il faisait franchement attention à elle, les autres comprendraient. Au lieu de ça, il se contentait de lui jeter des coups d’œil qui lui donnaient des palpitations au cœur. Elle se disait parfois avec inquiétude que c’était peut-être seulement parce qu’il était Faiseur, qu’il avait un talent, quoi d’autre encore ? Il pénétrait d’une manière ou d’une autre dans sa poitrine, il lui mettait le cœur à l’envers et le corps en transe. Mais non, les Faiseurs ne s’amusaient pas à ce genre de bêtises. En fait, peut-être qu’il ne savait même pas qu’elle l’aimait. Peut-être que ses coups d’œil quêtaient en réalité des regards, peut-être espéraient-ils lire sur son visage un signe qui révélerait son amour. Voilà pourquoi elle n’essayait plus de cacher ses rougeurs de jeune fille quand son cœur battait si vite, que la figure lui brûlait et lui picotait.

Qu’il contemple donc comment son regard me transforme en une masse tremblante d’adoration fervente.

Avec quelle impatience elle attendait les cours pendant lesquels Alvin travaillait avec une douzaine d’adultes à la fois et leur expliquait comment un Faiseur devait voir le monde. Ce qu’elle aimerait ça, entendre le son de sa voix des heures durant ! Elle découvrirait alors son propre talent, et tous deux, son Alvin aimé et elle, se réjouiraient de constater qu’elle aussi était secrètement une Faiseuse, si bien qu’ils pourraient ensemble rebâtir le monde et combattre le sale Défaiseur. Puis ils auraient une douzaine d’enfants, tous des Faiseurs, et plutôt deux fois qu’une, et on chanterait l’amour d’Alvin et Amy les Faiseurs pendant un millier de générations dans le monde entier, ou du moins en Amérique, ce qui revenait à peu près au même pour ce qu’elle en savait.

Mais les parents d’Amy ne voulaient pas la laisser y aller. « Comment Alvin, il arrivera à s’concentrer pour apprendre aux genses si tu y fais tout l’temps des yeux d’vache ? » disait sa mère, cette vieille sorcière sans cœur. Moins cruelle que son père, tout de même, qui lui jetait : « Faudrait te ret’nir, ma fille ! Ou j’m’en vais t’faire porter des couches contre l’amour pour t’empêcher de l’laisser aller devant l’monde. Des couches contre l’amour, tu m’comprends ? » Oh, pour ça, elle le comprenait, le vilain bonhomme. Lui et ses manivelles, ses poulies, ses tuyaux et ses câbles. Lui et ses pompes, ses moteurs et ses machines. Lui qui ne comprenait rien au cœur humain. « Le cœur, c’est rien qu’une pompe, ma fille », il disait, ce qui l’assimilait lui-même à une machine humaine profondément, totalement, incroyablement, éternellement, crassement ignorante, et ce qui ne révélait rien du tout sur la vérité de l’univers. C’était son Alvin aimé qui comprenait que toute chose vivait, éprouvait des sentiments – sauf les affreuses machines mortes de son père, qui haletaient à longueur de temps comme des cadavres ambulants. Une scierie à vapeur ! Qui utilisait l’eau et le feu pour couper du bois ! Une abomination aux yeux du Seigneur ! Une fois qu’Alvin l’aurait épousée, elle lui demanderait d’empêcher son père de fabriquer d’autres machines qui rugissaient, sifflaient, ahanaient et dégageaient une chaleur d’enfer. Alvin l’emmènerait vivre dans les forêts d’un pays merveilleux où les oiseaux les accueilleraient en amis, où les insectes ne piqueraient pas, où ils nageraient tous les deux nus dans des étangs d’eau transparente, et il allait nager vers elle pour de vrai dans la vie réelle, pas seulement dans ses rêves, il tendrait les bras, il la serrerait contre lui, leurs corps nus se toucheraient sous l’eau, ils fusionneraient, ne seraient qu’une seule chair et…

« Pas possible », la coupa son amie Ramona.

Amy se sentit bouillir de colère. De quel droit Ramona décidait-elle de ce qui était réel et ne l’était pas ? Amy ne pouvait-elle pas raconter ses rêves à quelqu’un sans être obligée de répéter à tout bout de champ qu’il ne s’agissait que d’un rêve ? Elle avait bien le droit de faire comme si c’était vrai, qu’il l’avait tenue dans ses bras, non ? Est-ce qu’elle ne s’en souvenait pas aussi clairement – non, beaucoup plus clairement – que tout ce qu’elle avait connu dans la vie réelle ?

« C’est pourtant arrivé. Au clair de lune.

— Quand donc ? fit Ramona d’un ton dégoulinant de mépris.

— Y a trois nuits. Quand Alvin, il a dit qu’il se r’tirait dans les bois pour être tout seul. En réalité, il y allait pour m’y r’trouver.

— Ben, où c’est qu’y a un étang d’eau transparente comme ça ? J’en vois pas dans l’pays, rien qu’des rivières et des ruisseaux, et tu connais qu’Alvin, il va jamais dans la Hatrack pour se baigner ou aut’ chose.

— Tu connais donc rien d’arien ? fit Amy en s’efforçant de prendre l’air aussi dédaigneux que sa meilleure copine. T’as jamais entendu parler du chant vert ? On t’a jamais dit qu’ces bons vieux Rouges ont appris à Alvin à courir dans la forêt comme le vent, sans faire de bruit ni même plier une brindille ? Il peut courir cent milles en une heure, plus vite que tous les trains du ch’min d’fer. C’était pas un étang du pays, il se trouvait si loin qu’y faudrait trois jours à n’importe quel habitant d’Vigor Church pour y aller avec un bon cheval !

— Là, moi j’connais que tu mens.

— Il peut faire ça quand il veut, insista violemment Amy.

— Lui, il peut, mais pas toi. Tu hurles quand tu frôles une toile d’araignée, espèce d’âne.

— Je suis pas un âne je suis la meilleure élève de l’école c’est toi l’âne », dit Amy d’un trait – c’était une épigramme dont elle s’était déjà souvent servie. « J’ai tenu les mains d’Alvin, voilà, et il m’a emmenée, pis quand j’ai été fatiguée, il m’a prise dans ses bras de forgeron et il m’a portée.

— Et après, j’suis sûre qu’il a réellement enlevé tout son linge et toi tout l’tien, comme un couple de belettes ou d’autres bétailles.

— De rats musqués. De loutres. De créatures de l’eau. C’était pas d’la nudité, c’était d’la pureté, la liberté de deux âmes sœurs qu’ont pas de secrets l’une pour l’autre.

— Eh ben, en v’là de la beauté, fit Ramona. Seulement, moi, j’crois que si ça arrivait pour de vrai, ça serait de la dégoûtanceté et d’la cochonceté quand il s’approcherait de toi pour serrer ta complète dévêtuceté. »

Amy voyait bien que Ramona se fichait d’elle mais elle ne savait pas trop pourquoi le fait d’inventer des mots comme dégoûtanceté provoquait le rire de la petite idiote et la faisait presque dégringoler de la branche d’arbre où elles se tenaient assises.