Выбрать главу

« T’apprécies pas le beau.

— T’apprécies pas le vrai, dit Ramona. Ou « la véridicité », c’est comme ça qu’y faut dire ?

— Ta m’traites de menteuse ? gronda Amy en lui donnant une petite poussée.

— Hé ! s’écria Ramona. C’est pas juste ! J’suis plusse loin sus la branche, j’ai rien où m’accrocher. »

Amy la poussa encore, plus fort, et Ramona vacilla, les yeux exorbités, tandis qu’elle s’agrippait à la branche.

« Arrête, sale petite menteuse ! brailla Ramona. J’vais les dire à tout l’monde, tes menteries.

— J’ai pas menti. Je m’en souviens aussi clairement que… aussi clairement que la lumière du soleil sus les champs d’maïs en herbe.

— Aussi clairement qu’les grognements des cochons dans l’parc à mon père, répliqua Ramona de la même voix rêveuse qu’Amy.

— Évidemment, le grand amour, t’es pas assez imaginative pour comprendre.

— C’est ça, mon imaginativité, c’est l’épitaphe de ma débilité.

— L’épitonié, pas l’épitaphe.

— Oh, si seulement j’avais ta virtuosité de la conformité, ta subtilité…

— Arrête avec tes mots en té.

— Toi, arrête.

— J’en dis pas, moi.

— Si.

— Non.

— Fi donc, l’oignon… commença Ramona.

— … tu sens la ciboule », compléta Amy. Maintenant qu’elles retombaient dans le jeu de leurs habituelles chamailleries, elles éclatèrent toutes deux de rire et bavardèrent un moment d’autre chose.

Si elles en étaient restées là, peut-être que rien ne serait arrivé. Mais sur le chemin du retour, dans la nuit tombante. Ramona demanda une dernière fois : « Dis-moi la vérité, juré craché, entre amises, l’ciel à témoin, à la vie à la mort, dis-moi que t’es pas vraiment allée en chair et en os nager toute nue avec Alvin Smith…

— Alvin Maker. Alvin le Faiseur.

— Dis-moi que c’était un rêve. »

Amy faillit rire et répondre : Évidemment que c’était un rêve, grosse bêtasse.

Mais elle avisa les yeux écarquillés de Ramona, elle y lut la fascination à l’idée qu’une telle aventure fût possible et qu’une personne de son entourage ait pu se livrer à pareille et merveilleuse audace. Amy ne voulait pas voir cette lueur de crainte respectueuse se muer en un petit air de triomphe entendu. Aussi répondit-elle, même sachant qu’elle ne devrait pas : « J’voudrais bien que ce soye un rêve. Ramona, honnêtement. Chaque fois que j’y repense, je m’languis encore plusse de lui, et je m’demande quand il osera causer à mon père pour y dire qu’il me veut pour femme. Un homme qu’a fait une affaire de même avec une fille… faut qu’il la marie, non ? »

Là. Elle l’avait dit. Le rêve le plus beau, le plus secret de son cœur. Elle l’avait avoué tout de go.

« Faut l’dire à ton papa, fit Ramona. Il s’arrangera pour qu’Alvin te marie.

— Je veux pas qu’on le force, dit Amy. C’est ridicule. Un homme comme Alvin, faut l’attirer au mariage, faut pas l’pousser.

— Tout l’monde croit que tu y fais des yeux d’carpe frite et que lui te voit même pas. Mais s’il t’emmène avec lui nager tout nus dans un étang tellement loin qu’il est l’seul à pouvoir s’y rendre, eh ben, m’est avis que c’est pas convenable. Moi, j’te l’dis.

— Bah, je m’fiche de ton avis. C’est quand même convenable, et si tu le répètes, j’te rase les cheveux, j’en fais un napperon au crochet et je l’brûle. »

Ramona éclata de rire. « Un napperon ? Quel pouvoir y a là-dedans ?

— Un napperon à six côtés, fit Amy d’un air grave.

— Oh, j’en tremble. Au crochet avec mes cheveux, en plusse. C’est d’la bêtise, tu peux pas faire des choses de même, c’est c’que font les sorcières noires, fabriquer des affaires avec des ch’veux, pis les brûler. »

Comme si c’était un argument. Alvin se servait bien de la magie des Rouges ; pourquoi Amy n’apprendrait-elle pas celle des Noirs, une fois que son talent de Faiseuse se serait révélé ? Mais à quoi bon en discuter avec Ramona ? Elle se croyait plus maline que tout le monde. Amy se demandait pourquoi elle s’encombrait même d’une meilleure copine pareille.

« J’vais l’répéter, fit Ramona. Sauf si tu m’dis tout d’suite que c’est une invention.

— Si tu le répètes, j’te tue.

— Dis que c’est une invention, alors. »

Les larmes montèrent d’elles-mêmes aux yeux d’Amy. Ce n’était pas une invention. C’était un rêve. Un grand rêve, un grand amour, un rêve issu des chemins secrets de son cœur et de celui d’Alvin. Il faisait le même rêve au même moment, elle le savait, et il sentait le contact de la peau de la jeune fille contre lui aussi sûrement qu’elle sentait la sienne. Donc c’était vrai, non ? Quand un homme et une femme se rappellent tous deux la réalité de leurs corps respectifs collés l’un à l’autre, n’est-ce pas l’expression de la vérité ? « J’aime trop Alvin pour mentir sus une affaire de même. Qu’on m’coupe la langue si j’ai dit un seul mot d’faux ! »

Ramona manqua d’air. « J’te croyais pas, mais asteure, j’te crois.

— Mais tu l’dis à personne », fit Amy. La victoire lui gonfla le cœur d’aise. Ramona la croyait enfin. « Jure-le.

— Je l’jure, dit Ramona.

— Fais voir tes doigts ! » s’écria Amy.

Son amie ramena les mains de derrière son dos. Les doigts n’étaient pas croisés, mais ça ne prouvait rien, ils l’étaient peut-être la seconde d’avant.

« Jure encore, dit Amy. J’préfère voir tes mains.

VII

La place à bord

Calvin ne tarda pas à se rendre compte que trouver l’argent pour se payer un voyage de gentilhomme en Europe lui prendrait un temps fou. Un temps fou et beaucoup de travail. Aucune de ces deux conditions ne l’enchantait.

Il ne savait pas changer le fer en or, mais il restait des tas d’autres choses qu’il savait faire et il y réfléchit longuement, assidûment. Il n’en était pas sûr, mais à son avis les banques ne lui refuseraient pas longtemps l’entrée de leurs chambres fortes s’il s’attaquait à ce qui les maintenait assemblées. Pourtant, il courait le risque de se faire pincer, et ce serait l’anéantissement de tous ses rêves. Il songea s’établir comme Faiseur, mais il s’attirerait une notoriété et un intérêt qui ne joueraient pas en sa faveur plus tard, sans parler de toutes les accusations de charlatanisme qu’on ne manquerait pas de porter contre lui. Des rumeurs couraient déjà sur Alvin – ou plutôt sur un apprenti forgeron dans l’Ouest qui avait changé un soc de charrue en or. La moitié de ceux qui racontaient l’histoire roulaient des yeux en même temps, comme pour dire : Sûr qu’y a un p’tit paysan dans l’Ouest avec un talent d’Faiseux, ça m’étonnerait pas, dame !

Parfois Calvin regrettait de ne pas avoir un autre talent. Tenez, un talent de torche l’aurait bien arrangé en ce moment. Il aurait pu voir l’avenir – par exemple quels biens acheter, ou dans quel bateau investir. Mais il aurait quand même fallu un associé pour avancer les fonds, puisque lui-même n’avait pas un sou. Et traîner ses guêtres à La Nouvelle-Amsterdam pour s’enrichir, ce n’était pas ce qu’il voulait. Il voulait apprendre la science du Faiseur ; enfin, ce que Napoléon pourrait lui enseigner. Il visait si haut qu’il lui était difficile de s’associer aux hommes d’affaires à la petite semaine de Manhattan.

Il existe plus d’une manière de dépiauter un chat, prétend le dicton. S’il ne pouvait pas réunir facilement l’argent pour sa traversée en première classe, pourquoi ne pas se rendre directement au point de départ de tous les voyages ? Il se retrouva donc à déambuler sur les quais de Manhattan, le long de l’Hudson et de l’East River. C’était un vrai spectacle : les grands voiliers élancés, les vapeurs bruyants et enfumés, les cris et les grognements des débardeurs en sueur, les girations des grues, les cordages, les poulies et les filets, la puanteur du poisson et les piaillements des mouettes. Qui aurait deviné, devant le gamin qui chahutait dans un moulin de Vigor Church, qu’un jour il se tiendrait ici, à la limite de la terre, et se soûlerait comme d’une liqueur des odeurs, des bruits et des scènes de la vie maritime ?