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Mais Calvin n’était pas du genre à sombrer dans la rêverie et la contemplation. Il gardait l’œil à l’affût du bon bateau et de temps en temps s’arrêtait pour demander à un manutentionnaire la destination du bâtiment qu’il chargeait. Les navires en partance pour l’Afrique, Haïti ou l’Orient ne lui seraient d’aucune utilité, mais ceux pour l’Europe essuyaient un examen en règle. Il tomba enfin sur le bon, un superbe bateau anglais à grands mâts dont le capitaine, visiblement d’une certaine éducation, n’avait pas l’air d’élever la voix, et pourtant l’équipage lui obéissait, travaillait dur et intelligemment sous sa surveillance. Tout à bord était impeccable, et on avait soigneusement rangé les malles et les ballots de la cargaison le long de la passerelle d’embarquement au lieu de les balancer en vrac n’importe où.

Naturellement, il ne viendrait pas à l’idée du capitaine de s’adresser à un jeune gars de l’âge et dans la tenue de Calvin. Mais Calvin n’eut aucun mal à imaginer un plan pour attirer son attention.

Il s’approcha d’un débardeur et lui dit : « Faites excuse, m’sieur, mais y a une méchante voie d’eau qui s’agrandit à l’arrière du bateau, de l’autre côté. »

L’homme lui jeta un regard étonné. « J’suis pas marin.

— Moi non plus, mais j’gage que l’capitaine voudra remercier ceux qu’auront signalé l’avarie.

— Comment t’as pu voir ça, si c’est sous l’eau ?

— J’ai un talent pour les fuites. Je m’dépêcherais d’aller lui dire, à vot’ place. »

Savoir qu’il s’agissait d’un talent suffisait au débardeur : il était américain, quoique hollandais par son accent. Le capitaine, bien entendu, refuserait d’en entendre parler, vu qu’il était anglais et que le Protectorat avait une loi contre les talents. Pas contre le fait d’en posséder mais contre celui de croire à leur existence ou de s’en servir. Seulement, le capitaine n’était pas un imbécile, il enverrait quelqu’un vérifier, talent ou pas.

Et c’est ce qui se passa. Le débardeur parla à son contremaître, le contremaître à un officier du bateau ; à chaque fois on désignait Calvin du doigt et on le fixait des yeux tandis qu’il sifflait nonchalamment et considérait la ligne de flottaison du bâtiment. Au grand dépit de Calvin, l’officier n’alla pas trouver le capitaine, il préféra ordonner à un matelot de descendre dans la cale obscure. Calvin devait lui donner quelque chose à voir ; il envoya donc sa bestiole à l’intérieur du bois, à l’endroit exact où il avait signalé la voie d’eau. Ce fut un jeu d’enfant de disjoindre et déplacer légèrement les planches sous la ligne de flottaison, et un joli geyser jaillit dans les entrailles du navire. Histoire de rigoler, lorsqu’il estima le marin juste en train de l’examiner, Calvin ouvrit et referma la fissure, si bien que l’eau entrait tantôt en nuages d’embruns, tantôt à gros bouillons ou en minces filets. Comme du sang qui se serait échappé d’une blessure derrière un garrot intermittent. Je parie qu’il n’a jamais vu de voie d’eau pareille, songea Calvin.

Pour sûr, quelques minutes plus tard le matelot était de retour, tout agité ; l’officier aboya alors des ordres à plusieurs marins avant de se diriger droit vers le capitaine. Mais, cette fois, aucun doigt ne se pointa sur Calvin. L’officier n’allait pas lui attribuer le mérite d’avoir découvert l’avarie. Il ne se sentit plus de rage et pensa un instant couler le bateau sans attendre. Mais ça ne l’avancerait à rien. Il aurait tout le temps de rabattre le caquet de cet officier ambitieux et cupide.

Lorsque le capitaine descendit à son tour, Calvin soigna la mise en scène à son intention. Au lieu de maintenir la même fissure d’où l’eau jaillirait et suinterait par à-coups, il se mit à la déplacer d’un endroit à l’autre : une giclée par-ci, une giclée par-là. Il était maintenant évident que cette avarie n’avait rien de naturel. On s’agita beaucoup sur le pont, et des tas de marins entreprirent de descendre eux aussi. Puis, au grand plaisir de Calvin, bon nombre d’entre eux commencèrent à remonter en vitesse et dévaler la planche de débarquement vers la terre ferme où aucun pouvoir étrange ne provoquait de voies d’eau dans les coques.

Finalement, le capitaine réapparut sur le pont, et cette fois l’officier ne s’attribua pas tout le mérite de la découverte. Il montra du doigt le contremaître, lequel montra le débardeur, et bientôt ils montraient tous Calvin.

Désormais, Calvin pouvait cesser de jouer avec la fuite. Il l’arrêta tout net. Mais il n’en avait pas terminé. Dès que le capitaine se dirigea vers la passerelle de débarquement, il envoya sa bestiole en quête de tous les rats du voisinage qu’il sentait rôder sous l’embarcadère, parmi les caisses et les barriques, et dans les autres bateaux. Le capitaine avait descendu la moitié de la passerelle lorsqu’une vingtaine de rats la grimpèrent à toute vitesse pour monter à bord. Il tenta en vain de les repousser, Calvin leur avait insufflé du courage et une détermination farouche pour gagner le pont – À manger, à manger, leur avait-il promis –, aussi esquivèrent-ils l’officier et poursuivirent-ils leur course. Une marée de leurs congénères envahissait les planches de l’appontement, et le capitaine esquissait des pas de danse afin d’éviter de trébucher sur les rongeurs et de s’étaler la figure par terre. Sur le pont, des marins armés de vadrouilles et de quilles leur tapaient dessus, essayaient de les assommer ou de les rejeter à la mer.

Puis, aussi soudainement qu’il avait lancé les rats à l’assaut, Calvin leur envoya un nouveau message : Quittez ce bateau. Le feu, le feu. Voies d’eau. Noyade. Peur.

Ce fut le sauve-qui-peut ; dans un concert de glapissements, tous les rats qu’il avait envoyés à bord redescendirent comme des fous la planche de débarquement et chacun des filins et cordages qui reliaient le bateau à la rive. Et tous ceux qui se trouvaient déjà à bord, qui se tapissaient dans la cale, dans le cellier humide et sombre ou dans les cavités secrètes des jointures et des baux du bâtiment, ceux-là jaillirent des écoutilles et des hublots comme de l’eau s’échappant en bouillonnant d’une nouvelle source. Le capitaine s’arrêta net pour les regarder déguerpir. Enfin, une fois tari le flot des rats repartis dans leurs cachettes du quai et des autres navires, il se tourna vers Calvin et s’approcha de lui à grands pas. Durant toute cette scène l’homme n’avait pas une seconde perdu sa dignité – même alors qu’il dansait pour éviter les rats. L’homme de la situation, se dit Calvin. Il faut que je l’observe pour apprendre comment se conduisent les gentils-hommes.

« Comment savais-tu qu’il y avait une voie d’eau dans mon bateau ? demanda le capitaine.

— Vous êtes anglais, dit Calvin. Vous ne croyez pas à ce que j’vois et à ce que j’fais.

— Je crois néanmoins à ce que moi, je vois, et il n’y avait rien de naturel dans cette voie d’eau.

— J’dirais que c’est p’t-être les rats qu’ont fait ça. Une aubaine pour vous : ils ont quitté le navire.