— Des rats et des voies d’eau, fit le capitaine. Qu’est-ce que tu veux, mon garçon ?
— J’veux être traité en homme, monsieur. Pas comme un drôle.
— Pourquoi nous veux-tu du mal, à mon bateau et à moi ? Un membre de mon équipage t’aurait-il fait offense ?
— Je ne connais pas de quoi vous parlez, dit Calvin. M’est avis que vous n’êtes pas assez bête pour faire reproche à celui qui vous a signalé la fuite.
— Je ne suis pas non plus assez bête pour te croire au courant d’une avarie que tu n’aurais pas le pouvoir de provoquer ni de réparer à volonté. Les rats, c’est toi aussi ?
— J’ai été aussi étonné que vous par leur manège, répondit Calvin. C’avait pas l’air naturel, tous ces rats qui s’précipitaient sur un bateau qui coulait. Mais après, ils ont dû retrouver leurs esprits et ils sont repartis. Tous jusqu’au dernier, j’dirais. Tenez, c’est ça qui serait un voyage valable, pas vrai ? Traverser l’Océan sans qu’les rats s’en viennent grignoter vos réserves de vivres.
— Qu’est-ce que tu attends de moi ? demanda le capitaine.
— Je me suis arrêté pour vous rendre un service, sans idée de profit pour mon compte, répondit Calvin qui s’efforçait d’avoir l’air d’un Anglais éduqué mais comprenait à la mine du capitaine qu’il échouait lamentablement. Seulement, il se trouve que j’ai b’soin d’une place en première classe pour l’Europe. »
Le capitaine eut un mince sourire. « Pourquoi diantre voudrais-tu t’embarquer sur un bateau qui fait eau ?
— Mais, m’sieur, répondit Calvin, j’ai comme qui dirait un talent pour trouver les fuites. Et je vous garantis que si j’suis à bord de votre bateau, y en aura pas une seule, même en pleine tempête. » Calvin ignorait totalement s’il pouvait garantir l’étanchéité du navire sous les assauts répétés d’une tempête en mer, mais il y avait des chances pour qu’il n’ait pas à le découvrir.
« Corrige-moi si je me trompe, reprit le capitaine, mais dois-je comprendre que si je te laisse embarquer, en première classe et sans te faire payer le premier sou, je n’aurai pas à me soucier des voies d’eau ni des rats à bord ? Tandis que si je refuse, je retrouverai mon bateau au fond du port ?
— Ce serait une catastrophe peu ordinaire, remarqua Calvin. Comment un bateau aussi bien construit pourrait couler plusse vite que vos hommes peuvent pomper ?
— J’ai vu la voie d’eau se déplacer. J’ai vu le comportement étrange des rats. Je ne crois peut-être pas à vos talents américains, mais je sais quand je me trouve en présence d’un pouvoir inexplicable. »
Calvin sentit la fierté lui réchauffer le corps comme une pinte de bière.
Mais il sentit aussi le canon d’un pistolet soudain pressé sous son sternum. Il baissa les yeux et vit que son interlocuteur avait trouvé moyen de sortir une arme.
« Qu’est-ce qui pourrait m’empêcher de te trouer le ventre ? demanda le capitaine.
— Le risque de vous balancer au bout d’une corde américaine. Icitte, y a pas d’loi contre les talents, m’sieur, et dire qu’un gars s’adonne à la sorcellerie, ça n’suffit pas pour qu’on l’tue comme on fait en Angleterre.
— Mais c’est en Angleterre que tu vas. Qu’est-ce qui m’empêche de te prendre à bord et de te faire arrêter dès que tu débarqueras ?
— Rien. Vous pourriez faire ça. Vous pourriez même me tuer en cours de route durant mon sommeil et jeter mon cadavre par-dessus bord en disant à tout l’monde qu’il fallait vous débarrasser sans tarder d’une victime de la peste. Vous m’prenez, pour un imbécile de n’pas penser à toutes ces affaires ?
— Alors va-t’en et laisse-nous tranquilles, mon bateau et moi.
— Si on m’tuait, qu’esse qui éviterait aux planches de vot’ bateau de s’détacher d’la carcasse ? Qu’esse qui éviterait à vot’ bateau de s’changer en p’tit bois qui danserait sus l’eau ? »
Le capitaine le considéra avec curiosité. « Une première classe pour toi, c’est ridicule. Les autres passagers de première classe te rejetteraient tout de suite, et ils en déduiraient sûrement que j’ai pris mon mignon à bord. De toute façon, je briserais ma carrière si j’autorisais un voyou grossier et illettré dans ton genre à voyager au milieu de mes passagers de bonnes familles. Pour parler clair, mon petit monsieur, tu as peut-être du pouvoir sur les rats et les planches, mais aucun sur les hommes et les femmes riches.
— Apprenez-moi, fit Calvin.
— Il n’y a pas assez d’heures dans la journée, ni de jours dans la semaine.
— Apprenez-moi, répéta Calvin.
— Tu viens me menacer de détruire mon bateau grâce aux pouvoirs maléfiques de Satan et ensuite tu oses me demander de t’apprendre à devenir un gentilhomme ?
— Si vous avez cru qu’mes pouvoirs venaient du diable, alors pourquoi vous n’avez pas tout d’suite dit une prière pour me repousser ? »
Le capitaine le regarda un moment d’un œil noir puis il eut un sourire mécontent d’où la franche hilarité n’était pourtant pas absente. « Touché, dit-il.
— Que j’touche quoi ? J’comprends pas.
— C’est un terme d’escrime, quand on a porté une jolie botte.
— Si c’est de botte de paille qu’il s’agit, moi j’en ai porté plusse d’une dans ma vie. De paille, de foin, d’épis, toutes sortes, mais j’ai jamais entendu personne demander de toucher. »
Le sourire du capitaine s’élargit. « Le défi est séduisant. Tu disposes peut-être de… comment les appelles-tu ?… de talents. Mais tu restes un pauvre petit fermier sorti de sa campagne. Je me suis occupé plus d’une fois de jeunes paysans pour en faire des marins excellents. Mais jamais d’un gamin né roturier pour le métamorphoser en ce qui pourrait passer pour un être civilisé.
— Vous avez qu’à me r’garder comme le grand défi de votre vie.
— Oh, crois-moi, j’y arrive déjà. Je n’ai pas tout à fait décidé de ne pas te tuer, bien entendu. Mais puisque tu as quand même l’intention de me créer des ennuis, pourquoi ne pas relever ce défi, histoire de vérifier si j’arrive à réaliser un miracle aussi impossible et inexplicable que les tours que tu m’as joués ce matin ?
— En première classe, pas dans l’entrepont », insista Calvin.
Le capitaine secoua la tête. « Ni l’un ni l’autre. Tu voyageras comme mon mousse. Ou plutôt comme domestique de mon mousse. Rafe doit bien avoir trois ans de moins que toi, j’imagine, mais il connaît depuis toujours ce que tu brûles tant d’apprendre. Si tu l’aides, il aura peut-être assez de temps libre pour te donner des cours. Et je vous surveillerai tous les deux. À plusieurs conditions, bien entendu. »
Calvin voyait mal le capitaine en position de dicter ses conditions, mais il écouta tout de même poliment.
« Tu peux bien avoir des pouvoirs, la survie en mer dépend de l’instant et de l’obéissance aveugle de tout le monde à bord. De leur obéissance envers moi. Tu ne connais rien à la mer et je présume que tu ne tiens pas à apprendre le métier de marin non plus. Tu ne tenteras donc rien qui fera obstacle à mon autorité. Et toi-même, tu m’obéiras. Entends par là que si je te dis de pisser, tu ne cherches même pas un pot de chambre, tu mets flamberge au vent et tu t’exécutes.
— Devant l’monde, je serai l’image vivante de l’obéissance, sauf si vous m’ordonnez de m’tuer ou une autre affaire aussi bête.
— Je ne suis pas bête.
— D’accord, je ferai ce que vous d’mandez.
— Et tu te tairas tant que tu n’auras pas appris – en privé – à parler un langage un peu plus châtié. Pour l’instant, si tu ouvres la bouche, tu trahis tes basses-origines et tu te sentiras gêné – moi aussi, d’ailleurs – devant mon équipage, les officiers et les passagers.