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— Je connais comment et quand garder la bouche cousue.

— Et une fois en Angleterre, nous aurons rempli notre marché, et tu ne jetteras pas de sort sur mon bateau.

— Là, vous d’mandez trop, fit Calvin. Ce que je veux, moi, c’est être présenté à des gens de la haute société. Et passer en France.

— En France ? Tu ne sais donc pas que l’Angleterre est en guerre avec la France ?

— Vous êtes en guerre avec la France depuis qu’Napoléon, il a conquis l’Autriche et l’Espagne. Qu’esse ça m’fait, à moi ?

— En d’autres mots, je ne serai pas débarrassé de toi une fois arrivé en Angleterre.

— C’est ça, dit Calvin.

— Alors pourquoi ne te tuerais-je pas tout de suite pour m’éviter tous ces déboires avant que tu ne m’expédies prématurément dans la tombe ?

— Par rapport que ceux qui sont mes amis deviendront prospères dans ce monde et qu’il leur arrivera jamais beaucoup de mal.

— Et tout ce que j’ai à faire, c’est de rester ton ami, j’ai bien compris ? »

Calvin fit oui de la tête.

« Mais ne vas-tu pas te dire un jour que si la seule raison qui me pousse à t’être agréable, c’est la terreur de te voir détruire mon bateau, je ne suis pas réellement ton ami ? »

Calvin sourit. « Alors va falloir en mettre un bon coup pour me convaincre que vous l’êtes vraiment. »

L’officier qui avait le premier entendu le message de Calvin s’approcha alors timidement du capitaine. « Capitaine Fitzroy, dit-il. La voie d’eau semble s’être arrêtée, monsieur.

— Je sais, fit le capitaine.

— Bien, monsieur, dit l’officier.

— Remettez tout le monde au travail, Benson, ordonna le capitaine.

— Certains des débardeurs et marins américains vont refuser de remonter à bord quoi qu’on dise, monsieur.

— Débarquez-les et engagez-en d’autres. Ce sera tout, Benson.

— Oui, monsieur. » Benson fit demi-tour et repartit vers la passerelle de débarquement.

Calvin, durant l’échange, avait perçu le ton sec d’autorité du capitaine et se demandait comment on arrivait à se servir de sa voix à la façon d’un couteau acéré porté au rouge qui trancherait dans la volonté d’autrui comme dans du beurre.

« Je dirais que tu m’as déjà causé plus d’ennuis que tu ne vaux, fit le capitaine Fitzroy. Et personnellement je doute que tu aies la fibre d’un gentilhomme, pourtant Dieu sait qu’un grand nombre de ceux qui portent un titre sont aussi ignares et rustres que toi. Mais je vais accepter ta proposition coercitive, en partie parce que je te trouve autant fascinant que méprisable.

— J’connais pas ce que tous ces mots-là veulent dire, capitaine Fitzroy, mais j’connais une affaire que Mot-pour-mot nous a racontée une fois : quand les rois ont des bâtards, ils leur donnent le nom de Fitzroy. Alors, moi j’suis ce que j’suis, mais vous, vot’ nom dit que vous êtes un fils de putain.

— Dans mon cas, l’arrière-arrière-petit-fils d’une putain. Charles le deuxième a semé sa folle avoine. Mon arrière-arrière-grand-mère, une actrice célèbre d’origine plus ou moins noble, a eu une liaison avec lui et a réussi à lui faire reconnaître la lignée royale de son enfant avant que le parlement décide de le priver de sa tête. Ma famille a connu des hauts et des bas depuis la fin de la monarchie, et certains Protecteurs ont jugé que nos liens avec la famille royale nous rendaient dangereux. Mais nous sommes parvenus à survivre et même, ces derniers temps, à nous enrichir. Malheureusement, je suis le dernier fils d’un dernier fils, aussi j’ai dû choisir entre l’Église, l’armée ou la mer. Jusqu’à ce que je te rencontre, je n’ai pas regretté mon choix. Tu as un nom, mon petit extorqueur ?

— Calvin.

— Es-tu donc d’une famille si obscurantiste pour n’avoir qu’un nom à offrir comme patrimoine ?

— Maker, répondit Calvin. Calvin Maker.

— Que voilà un nom délicieusement vague. Maker – le Faiseur. Un terme collectif qu’on peut interpréter de mille façons mais qui ne suggère aucun don particulier. Un nom propre à tout faire. Mais propre à rien, peut-être ?

— Si, pour les rats, répliqua Calvin en souriant. Et pour les fuites.

— Nous l’avons constaté. Je vais faire inscrire ton nom sur les rôles de la compagnie. Amène ton paquetage à bord pour ce soir.

— Si vous m’faites suivre pour me tuer, vot’ bateau…

— Sera réduit en sciure de bois, oui, je connais déjà la menace, dit Fitzroy. Tout ce dont tu dois désormais t’inquiéter, c’est à quel point je me soucie de mon bateau. »

Là-dessus Fitzroy tourna le dos à Calvin et se dirigea à son tour vers la passerelle de débarquement. Calvin faillit le faire glisser et s’étaler sur le derrière, rien que pour entamer sa dignité. Mais il y avait des limites, il le savait, il ne pouvait pas pousser cet homme trop loin. Surtout qu’il n’avait pas la moindre idée sur la façon de mettre à exécution sa menace de détruire le bateau s’il se faisait tuer. Il pouvait ouvrir une voie d’eau dans la coque ou la reboucher, mais dans les deux cas il fallait qu’il soit présent et en vie pour ce faire. Si jamais Fitzroy comprenait que ses pires menaces n’étaient que du boniment, combien de temps laisserait-il Calvin en vie ?

Question d’habitude, Calvin, se dit-il. Des tas de gens ont aussi voulu la mort d’Alvin, mais il s’en est toujours sorti. Nous autres, les Faiseurs, on doit bénéficier d’une espèce de protection, c’est aussi simple que ça. La nature entière veille sur nous, elle assure notre sécurité. Fitzroy ne me tuera pas parce qu’on ne peut pas me tuer.

J’espère.

VIII

Les adieux

Pour une quelconque raison, la classe de femmes adultes d’Alvin ne marchait pas bien aujourd’hui. Elles étaient distraites, aurait-on dit, et Dame Sump franchement hostile. Le point critique fut atteint lorsque Alvin voulut travailler avec leurs bacs à fines herbes. Il s’efforçait de les aider à percevoir le chant vert, du moins un premier semblant de mélodie, en faisant pousser un rameau particulièrement long à leur sauge, oseille ou thym, l’herbe de leur choix. Un exercice plutôt facile, à son avis, mais qui permettait assez bien d’entrer en harmonie avec n’importe quelle plante dès lors qu’on le maîtrisait. Pourtant, deux femmes seulement y étaient arrivées, et Dame Sump n’en faisait pas partie. Voilà sans doute pourquoi elle se montrait si grincheuse – son laurier n’était même pas vigoureux, il aurait été bien en peine de produire une pousse de guingois sur un rameau.

« Les plantes font pas la même musique qu’avant, quand les Rouges s’occupaient des bois », dit Alvin. Il allait leur expliquer comment elles pourraient imiter à une petite échelle ce que les Rouges réalisaient à une grande, mais il n’en eut pas le loisir, parce que c’est à cet instant que Dame Sump décida d’exploser.

Elle bondit de sa chaise, s’approcha à grands pas de la table d’herbes et abattit le poing en plein sur son laurier, ce qui eut pour effet de renverser le pot, d’éclabousser de terreau et de feuilles toute la table et ses propres vêtements. « Si d’après toi ils étaient tellement mieux, ces Rouges, t’as qu’à partir vivre chez eux autres, comme ça c’est leurs filles que t’emmèneras voir des cachettes secrètes aguichantes ! »

Abasourdi par sa rage gratuite, indécis sur le sens de ses paroles sibyllines, Alvin, bouche bée, ne put que la regarder tirer ce qui restait de son laurier de ce qui restait du terreau, arracher une poignée de feuilles et les lui jeter à la figure avant de faire demi-tour et de sortir d’un pas raide de la salle.