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À peine était-elle partie qu’il essaya de prendre l’incident à la blague. « M’est avis qu’y a des genses qu’ont pas facilement la main verte. » Mais il n’y eut pas grand monde à rire.

« Faut pas faire attention, Al, dit Sylvy Godshadow. Faut bien qu’une mère croye sa fille, même si tout l’monde connaît qu’elle voit la lune en plein midi. »

Comme Dame Sump avait cinq filles et qu’Alvin n’avait rien entendu dire de particulier sur aucune d’entre elles ces derniers temps, le renseignement ne l’aidait pas beaucoup. « Dame Sump a du tracas chez elle ? » demanda-t-il.

Les femmes échangèrent toutes des coups d’œil, mais aucune ne croisa son regard.

« Ben, j’ai idée que tout l’monde icitte connaît des affaires qui sont pas ’core arrivées jusqu’à mes oreilles, dit Alvin. Y a quèqu’un qui pourrait m’expliquer ?

— On est pas des commères, dit Sylvy Godshadow. J’suis étonnée que tu songes à nous accuser. » Là-dessus, elle se leva et se dirigea vers la porte.

« Mais j’ai traité personne de commère.

— Alvin, avant que tu critiques les autres, j’crois que tu devrais toi-même te chercher des poux dans la tête », intervint Nana Pease. Elle se leva à son tour et partit.

« Eh ben, vous attendez après quoi, vous autres ? lança Alvin à celles qui restaient. Si vous vouliez pas d’classe aujourd’hui, y avait qu’à d’mander. Mais moi, j’en ai par-d’sus la tête, pour sûr. »

Il n’avait pas commencé à nettoyer le terreau répandu que toutes les autres femmes étaient sorties, indignées.

Il voulut se consoler en marmonnant des mots qu’il avait entendu son père proférer de temps en temps au fil des ans, comme « les femmes », « jamais contentes » et « autant s’donner un coup d’fusil dès en s’levant ». Mais rien de tout ça ne lui fut utile, parce qu’il ne s’agissait pas de la part de ses élèves d’un banal mouvement d’humeur. C’étaient des femmes équilibrées, toutes sans exception, et voilà qu’elles s’insurgeaient à propos de rien, ça n’était pas naturel.

Ce ne fut que dans l’après-midi qu’Alvin s’aperçut qu’il se passait quelque chose de grave. Deux mois plus tôt, il avait demandé au mari de Dame Sump, Habil Sump, d’apprendre à tout le monde comment fabriquer une simple pompe aspirante à un clapet. C’était en partie l’idée d’Alvin de montrer aux gens que l’important, c’est de faire, et que chacun devrait savoir tout ce qu’il peut apprendre. Alvin leur enseignait les pouvoirs cachés du Faiseur, mais il fallait qu’ils apprennent à fabriquer également de leurs mains. Il espérait aussi secrètement qu’en s’apercevant comme il était difficile et délicat d’assembler une machine précise à la manière d’Habil Sump, ils s’apercevraient que les leçons d’Alvin n’étaient pas beaucoup plus dures, voire pas dures du tout. Et ça marchait plutôt bien.

Sauf qu’aujourd’hui, lorsqu’il se rendit au moulin après le pain et le fromage du midi, il trouva les hommes rassemblés autour des débris des pompes qu’ils fabriquaient. Chacune d’elles gisait en miettes. Et comme les pièces étaient en métal, il avait fallu une bonne dose d’efforts pour les détruire. « Oui c’est qui f’rait une affaire de même ? lança Alvin. Faut une masse de haine pour arriver à ça. » De parler de haine, il se demanda si en définitive Calvin n’était pas par hasard revenu en douce.

« Y a pas d’mystère là-dedans, répondit Hiemal Godshadow. M’est avis qu’on a pus d’professeur pour nous apprendre à fabriquer des pompes.

— Ouaip, dit Mot-pour-mot. Voilà une façon on ne peut plus claire de nous annoncer : “Le cours est annulé”. »

Quelques hommes gloussèrent. Mais Alvin voyait qu’il n’était pas le seul que le sabotage des pompes mettait en rage. Après tout, ces pompes étaient presque terminées, et ces hommes avaient fourni un gros travail pour les fabriquer. Ils comptaient les installer chez eux. Pour un grand nombre, elles leur auraient évité d’aller puiser de l’eau, et Hiemal Godshadow en particulier avait formé le projet d’amener l’eau par tuyaux directement dans sa cuisine, si bien que sa femme ne serait plus obligée d’aller la chercher dehors. Leur travail était à présent réduit à néant, et certains ne prenaient pas la chose avec plaisir.

« J’vais aller en causer à Habil Sump, dit Alvin. J’ai du mal à croire qu’il a fait ça, mais si c’est lui et qu’il a des tracas, j’gage qu’on pourra les arranger. J’veux pas qu’vous autres, vous vous mettiez en colère après lui avant qu’il se soye expliqué.

— On est pas en colère après Habil », fit Nils Torson, un Suédois solidement bâti. Son regard aux paupières lourdes disait clairement après qui lui-même était en colère.

« Moi ? s’étonna Alvin. Vous croyez qu’c’est moi qu’a fait ça ? » Puis, comme s’il entendait la voix de mademoiselle Larner dans son oreille, il rectifia : « Qu’ai fait ça ? »

Plusieurs hommes marmonnèrent leur assentiment à la suggestion.

« Vous êtes fous ? Pourquoi donc j’me mettrais dans tous ces tracas ? J’suis pas un Défaiseux, les gars, vous connaissez ça, mais si je l’étais, vous croyez pas que j’pourrais démolir ces pompes beaucoup mieux avec moitié moins de mal ? »

Mot-pour-mot se racla la gorge. « Peut-être que toi et moi, nous devrions en discuter seul à seul, Alvin.

— Ils m’accusent d’avoir saboté tout leur dur ouvrage et c’est pas vrai !

— Y a personne qu’accuse personne d’arien, fit Hiemal Godshadow. L’Seigneur a l’œil à tout. L’Seigneur, il voit tous nos actes. »

D’ordinaire, quand Hiemal se lançait dans ses discours religieux, les autres n’insistaient pas et faisaient semblant de se rogner les ongles, n’importe quoi.

Mais pas cette fois – cette fois ils opinèrent du chef et lâchèrent des murmures d’approbation.

« Je t’ai dit, Alvin, il faut qu’on discute, tous les deux. D’ailleurs, je crois qu’on devrait monter chez toi parler à ton père et à ta mère.

— T’as qu’à m’parler icitte, fit Alvin. J’suis pas un p’tit drôle qu’on emmène à l’écart derrière le bûcher pour y flanquer une rinçure. Si on m’accuse de quèque chose que tout l’monde connaît sauf moi…

— On t’accuse pas, fit Nils. On réfléchit.

— On réfléchit, répétèrent deux autres en écho.

— Dites-moi icitte et asteure à quoi vous réfléchissez, fit Alvin. Par rapport que si c’est vrai, ce qu’on m’reproche, j’veux réparer, mais que si c’est faux, j’veux rectifier. »

Ils échangèrent des regards dans un sens puis dans l’autre, ensuite Alvin se tourna vers Mot-pour-mot. « Toi, tu vas m’dire.

— Moi, je ne répète que des histoires que je crois vraies, fit Mot-pour-mot. Et celle-là, je la crois un mensonge éhonté colporté par une fille au cœur romanesque.

— Une fille ? Quelle fille ? » Et alors, en rapprochant la conduite de Dame Sump de ce que son mari avait fait aux pompes, en se rappelant le regard rêveur d’une certaine élève qui assistait aux cours des enfants sans prêter la moindre attention intelligente à ce qu’il disait, Alvin parvint à une conclusion et murmura son nom : « Amy. »

À la consternation d’Alvin, certains des hommes entendirent dans le nom qu’il prononçait la preuve qu’Amy disait la vérité, quoi qu’elle ait raconté. « T’nez, marmonnèrent-ils. Vous voyez ?

— J’en ai assez, fit Nils. Assez. J’suis fermier, moi. L’maïs et les cochons, c’est ça mon talent, si j’en ai un ». Lorsqu’il partit, plusieurs autres le suivirent.

Alvin se tourna vers ceux qui restaient. « J’connais pas du tout d’quoi on m’accuse, mais j’peux vous garantir que j’ai rien fait d’mal. En attendant, j’vois bien que c’est pas la peine de t’nir classe aujourd’hui, alors on va tous s’en retourner chez soi. M’est avis qu’y a moyen d’réparer ces pompes, alors votre ouvrage, il est pas perdu. On s’y remettra demain. » Au moment de sortir, certains posèrent la main sur son épaule ou lui donnèrent un petit coup de poing sur le bras afin de l’assurer de leur soutien. Mais quelques remarques soi-disant destinées à le réconforter n’étaient pas du genre à le rassurer : « J’peux guère t’faire reproche, une jolie ’tite mignonne aux grands yeux d’même. » « Les femmes, ça s’monte tout l’temps l’bourrichon sus des ariens qu’font les hommes. » Alvin se retrouva tout seul avec Mot-pour-mot. « Ne me regarde pas, dit celui-ci. Allons à la maison voir si ton père est au courant de ces histoires. »