Выбрать главу

« Te tracasse pas d’Amy, non plus, dit Mesure. Dès qu’tu s’ras parti, elle portera les yeux sus un autre jeune costaud, elle épaillera ses rêves et ses histoires sus c’gars-là, et l’monde comprendra que t’as jamais rien fait d’mal.

— J’espère que t’as raison, dit Alvin. Par rapport que j’compte pas rester absent longtemps. »

Ses paroles restèrent suspendues un moment dans le silence : ils savaient tous que cette fois Alvin risquait fort d’être parti pour de bon. Il risquait de ne jamais revenir. Le monde était dangereux, et le Défaiseur s’était manifestement donné du mal pour sortir Alvin du village et l’envoyer sur les routes.

Il distribua des baisers et des accolades à la ronde, en veillant à ce que le lourd soc ne cogne dans personne. Puis il s’en fut vers les bois derrière la maison d’un pas nonchalant pour donner aux observateurs éventuels l’impression qu’il partait simplement faire un tour sans but précis, et non qu’il s’enfuyait vers une autre vie. Arthur Stuart lui avait repris la main gauche. Et à la surprise d’Alvin, Mot-pour-mot le rejoignit pour se mettre à son pas.

« Tu t’en viens avec moi, alors ? demanda Alvin.

— Pas loin, répondit Mot-pour-mot. Histoire de causer une minute.

— Avec plaisir.

— Je me demandais si tu songeais aller retrouver Peggy Larner.

— Pas même une seconde.

— Quoi, tu es en colère après elle ? Sacordjé, mon garçon, si seulement tu l’avais écoutée…

— Tu crois que j’connais pas ça ? Tu crois que j’y ai pas pensé tout l’temps ?

— Je dis seulement que vous deux, vous étiez prêts à vous marier là-bas à Hatrack River, qu’une bonne épouse te ferait du bien, et que tu n’en trouveras pas de meilleure.

— Depuis quand tu t’mêles des affaires des autres ?

J’croyais qu’tu récoltais seulement des histoires. J’croyais pas qu’tu les faisais arriver.

— Tu es en colère après elle, c’est ce que je craignais.

— J’suis pas en colère après elle. J’suis en colère après moi.

— Alvin, tu te figures que je ne devine pas un mensonge quand j’en entends un ?

— D’accord, j’suis en colère. Elle connaissait tout, pas vrai ? Alors, pourquoi elle m’a pas dit : “Amy Sump va raconter des menteries sus toi et t’forcer à t’en aller, pars tout d’suite avant qu’ses inventions de drôlesse gâchent tout !”

— Parce que si elle t’avait dit ça, tu ne serais pas parti, je n’ai pas raison, Alvin ? Tu serais resté en t’imaginant pouvoir arranger l’affaire avec Amy. Tu l’aurais prise à l’écart pour lui demander de ne pas t’aimer, n’est-ce pas ? Du coup, quand elle aurait commencé à causer sur toi, des témoins se seraient rappelé l’avoir vue une fois traîner seule en ta compagnie après la classe, et là, tu serais vraiment dans le tracas parce que davantage encore de gens croiraient à son histoire et…

— Mot-pour-mot, j’voudrais qu’un jour t’apprennes le talent de te taire !

— Pardon. Je n’ai pas ce don-là. Je parle à tort et à travers et j’ennuie le monde. Le fait est que Peggy t’a dit tout ce qu’elle pouvait sans envenimer les choses.

— C’est vrai. Elle a décidé toute seule de c’que j’avais le droit d’connaître, et elle m’a rien dit d’autre. Et toi, t’as l’toupet de m’annoncer que j’devrais aller la marier ?

— Là, j’ai du mal à suivre ta logique, Al, fit Mot-pour-mot.

— C’est quoi, un mariage pareil, si ma femme connaît tout mais m’en dit jamais assez long pour que je m’fasse mon idée ? Si c’est toujours elle qui décide à ma place ? Ou qui m’en dit pas plusse qu’y faut pour que j’suive son idée à elle ?

— Mais tu n’as pas suivi son idée. Tu es resté au village.

— C’est ça, la vie que tu me souhaites ? Obéir à ma femme en tout, ou r’gretter de pas l’avoir fait ? »

Mot-pour-mot haussa les épaules. « Je ne comprends toujours pas ce qui te gêne.

— C’est pourtant simple : un homme fait tient pas à s’retrouver marié à sa mère. Il tient à prendre ses décisions tout seul.

— Je suis sûr que tu as raison. Et qui est cet homme fait dont tu parles ? »

Alvin ne se laissa pas prendre. « J’espère que ça s’ra moi un jour. Mais c’est pas près d’arriver si je m’lie à une torche. J’dois beaucoup à m’zelle Larner. Et j’dois encore plusse à la p’tite fille qu’elle était avant d’faire la maîtresse d’école, la p’tite fille qui veillait sus moi et qui m’a sauvé la vie des masses de fois. Pas étonnant si je l’ai aimée. Mais la marier, ç’aurait été la pire erreur de ma vie. Ça m’aurait rendu faible. Dépendant. J’aurais toujours mon talent dans les mains, mais il s’rait entièrement à son service, et c’est pas des manières de vivre pour un homme.

— Pour un homme fait, tu veux dire.

— Moque-toi tant qu’tu veux, Mot-pour-mot. Je r’marque que toi, t’en as pas, d’femme.

— Je dois être un homme fait, alors », dit Mot-pour-mot. Mais il avait un drôle d’accent dans la voix et, après avoir encore considéré Alvin un moment, il fit demi-tour et repartit par où ils étaient venus.

« J’ai jamais vu Mot-pour-mot aussi encrèle, fit Arthur Stuart.

— Il aime pas ça, quand l’monde lui renvoie ses conseils dans la figure », dit Alvin.

Arthur Stuart ne répondit rien. Il se contenta d’attendre.

« Bon, on y va. »

Aussitôt, Arthur Stuart se retourna et se mit à marcher.

« Hé, attends-moi, fit Alvin.

— Pourquoi ? Tu connais pas ousqu’on va non plus.

— M’est avis qu’non, mais j’suis l’plus grand, alors c’est moi qui décide vers quel nulle part on va. »

Arthur eut un petit rire. « J’gage que dans toutes les directions ousque t’iras, y aura quèqu’un sus ta route, quèque part. Même si c’est d’l’aut’ bord du monde.

— Ça, j’connais pas, fit Alvin. Mais j’connais pour sûr qu’on peut aller de n’importe quel côté, on finira par tomber sus l’océan. Tu connais comment nager ?

— Pas durant tout un océan, non.

— Ben, t’es bon à quoi, alors ? Moi, j’comptais sus toi pour m’faire traverser en r’morque. »

La main dans la main ils s’enfoncèrent plus profond dans le bois. Alvin ignorait peut-être où il allait, mais il savait une chose : bien que faible et brouillé, le chant vert était toujours là ; ce fut alors plus fort que lui, il plongea dedans et se mit à se déplacer en parfaite harmonie avec la forêt. Les petites branches s’écartaient de son chemin ; les feuilles étaient moelleuses sous ses pieds, et bientôt il ne fit plus de bruit, ne laissa aucune trace derrière lui et ne dérangea rien sur son passage.

Cette nuit-là, ils campèrent au bord du lac Mizogan. Si on pouvait appeler ça camper, puisqu’ils n’allumèrent pas de feu et ne se construisirent pas d’abri. Ils avaient émergé des bois en fin d’après-midi pour s’arrêter sur la rive. Alvin se rappelait son premier séjour au bord de ce lac – pas exactement ici, mais pas très loin – lorsque Tenskwa-Tawa avait appelé le tourbillon, s’était entaillé les pieds et avait marché sur l’eau sanglante en l’entraînant avec lui pour l’emmener dans la trombe et lui montrer ses visions. C’était là qu’Alvin avait vu pour la première fois la Cité de Cristal et su qu’il la bâtirait un jour, ou plutôt qu’il la rebâtirait, puisqu’elle avait déjà existé par le passé, et même peut-être en plusieurs occasions. Mais il n’y avait plus de tempête, ce n’était plus qu’un lointain souvenir ; il n’y avait plus ni Tenskwa-Tawa ni son peuple non plus, la plupart étaient morts et les autres vivaient dans l’Ouest. Aujourd’hui, ce n’était qu’un lac.