Autrefois, Alvin aurait eu peur de l’eau, car c’était à elle qu’avait sans cesse fait appel le Défaiseur pour essayer de le tuer dans son enfance. Mais c’était avant qu’Alvin progresse dans son talent et devienne un véritable Faiseur, cette fameuse nuit dans la forgerie, en transformant le fer en or. Le Défaiseur ne pouvait plus l’atteindre au moyen de l’eau. Non, il se servirait d’un outil plus subtil désormais. Il se servirait des gens. Des gens comme Amy Sump, faibles, cupides, rêveurs ou paresseux, mais tous faciles à manœuvrer. C’était des gens que venait le danger à présent. L’eau ne présentait pas de grands risques pour quiconque savait nager, et Alvin savait.
« Une ’tite trempette, ça te dit ? » avait-il demandé.
Arthur avait haussé les épaules. C’était la fois où ils s’étaient baignés ensemble dans l’Hio que les dernières traces de l’ancienne constitution d’Arthur s’étaient dissipées. Mais plus question de ça, aujourd’hui. Ils avaient ôté leurs vêtements et nagé dans le soleil couchant, puis s’étaient allongés dans l’herbe pour se sécher au clair de lune qui faisait briller la surface de l’eau tandis qu’une brise légère rafraîchissait suffisamment l’humidité ambiante pour leur faciliter le sommeil. Durant tout le voyage, ils n’avaient pas échangé une parole jusqu’à ce qu’ils arrivent au bord du lac, ils avaient traversé les bois en harmonie parfaite : même pendant le bain, ils n’avaient rien dit non plus et presque pas fait d’éclaboussures, tant ils étaient en harmonie avec le monde et l’un avec l’autre. Aussi Alvin sursauta-t-il lorsque Arthur lui parla tandis qu’ils étaient étendus dans le noir.
« C’est ça qu’elle a rêvé. Amy, hein ? »
Alvin réfléchit un moment à la question. Puis il se leva et se rhabilla. « M’est avis qu’on est secs, asteure, dit-il.
— Tu crois qu’elle a p’t-être eu un vrai rêve ? Mais que c’était pas elle, que c’était moi ?
— J’t’ai pas serré ni rien fait contre nature durant qu’on était dans l’eau. »
Arthur se mit à rire. « Y a rien contre nature dans c’qu’elle a rêvé, elle.
— C’était pas un vrai rêve. »
Arthur se leva pour se rhabiller à son tour. « J’ai entendu l’chant vert, ce coup-ci, Alvin. Trois fois j’t’ai lâché la main et j’ai continué de l’entendre très longtemps ; après, il a commencé de diminuer et j’t’ai repris la main pour pas rester derrière. »
Alvin hocha la tête, l’air de dire qu’il s’y attendait. Mais il était surpris. Dans tous ses cours à Vigor Church, il n’avait même pas essayé d’enseigner grand-chose à Arthur Stuart, il préférait l’envoyer à l’école apprendre à lire et à compter. Mais c’était peut-être Arthur son meilleur élève, après tout.
« Tu vas devenir un Faiseur ? » demanda Alvin.
Arthur secoua la tête. « Pas moi. J’vais jusse être ton ami. »
Alvin n’avait pas exprimé tout haut le fond de sa pensée. Pour être mon ami, faut sûrement que tu deviennes un Faiseur. Pas besoin qu’il le dise. Arthur avait déjà compris.
Le vent se leva un peu pendant la nuit, et au loin, au-dessus du lac un éclair illumina le ventre des nuages. Arthur respirait doucement dans son sommeil ; Alvin l’entendait dans le silence, plus fort que le chuchotement du tonnerre au loin. Il aurait dû se sentir seul, mais ce n’était pas le cas. La respiration dans l’obscurité près de lui aurait pu être celle de Ta-Kumsaw pendant leur long voyage des années plus tôt, quand on l’appelait le Petit Renégat et que le destin du monde était apparemment en jeu. Ou bien celle de son frère Calvin quand enfants ils partageaient la même chambre ; Alvin le revoyait tout bébé dans un berceau, ensuite dans un petit lit, il se rappelait les yeux de l’enfant qui le regardaient comme s’il était Dieu, comme s’il savait quelque chose ignoré des autres hommes. Eh oui, je ne m’en suis pas rendu compte, mais j’ai quand même perdu Calvin. Et j’ai sauvé la vie de Ta-Kumsaw, pourtant je n’ai rien pu faire pour sauver sa cause : je l’ai perdu, lui aussi, de l’autre côté du fleuve, à l’ouest, dans le brouillard des Rouges.
Cette respiration aurait pu encore appartenir à une femme, une vraie, non un rêve de femme. Alvin essaya d’imaginer Amy Sump, là, dans le noir ; même si Mesure estimait avec raison que leur mariage aurait été désastreux, il fallait reconnaître qu’elle avait un joli minois, et en un tel moment de solitude éveillée, Alvin imaginait son jeune corps doux et chaud au toucher, ses baisers avides, pleins de vie et d’espoir.
Il chassa vite cette image d’un haussement d’épaules. Amy n’était pas pour lui, et qu’il puisse même évoquer de telles pensées sur elle lui donnait l’impression de commettre un crime affreux. Il ne pourrait jamais épouser une femme qui le vénérait. Parce qu’il ne voulait pas d’une femme mariée au Faiseur Alvin : il la voulait mariée à l’homme.
Ce fut à Peggy Larner qu’il songea ensuite. Il s’imagina, appuyé sur un coude, en train de la regarder tandis que le pinceau de lumière d’un éclair sourd au loin lui balayait le visage. Ses cheveux défaits se déployaient en désordre dans l’herbe. Ses mains distinguées, aux gestes d’ordinaire contenus, étudiés et gracieux, s’étalaient maintenant désinvoltes dans son sommeil.
À sa grande surprise, les larmes lui montèrent aux yeux. En un instant il comprit pourquoi : elle était aussi impossible pour lui qu’Amy, non parce qu’elle l’adulerait, mais parce qu’elle participait davantage à sa cause que lui. Ce n’était pas le Faiseur qu’elle aimait, pas plus que l’homme, sûrement, mais plutôt son talent et ce que produisait ce talent. L’épouser reviendrait à se soumettre plus ou moins au destin, car elle était celle qui voyait les avenirs nés de tous les choix présents possibles ; de plus, il ne serait plus un homme, non qu’elle le priverait de sa virilité, mais parce que lui-même ne serait pas assez bête pour passer outre ses conseils. Il suivrait librement l’avis de sa femme, et du coup perdrait librement sa liberté.
Non, c’était Arthur qui se trouvait allongé là, près de lui, ce gamin étrange qui l’aimait au-delà de toute raison et n’exigeait pourtant rien de lui ; ce gamin qui avait perdu une parcelle de lui-même pour gagner sa liberté et l’avait remplacée par une parcelle d’Alvin.
Le parallèle lui sauta soudain aux yeux, et l’espace d’un instant il eut honte. J’ai fait à Arthur exactement ce que je redoute de la part de Peggy Larner. Je lui ai échangé une portion de lui-même contre une autre de moi. Seulement, il était si petit et le danger qu’il courait si grand que je ne lui ai rien demandé ni expliqué, et d’ailleurs il n’aurait pas compris si j’avais essayé. Il n’avait pas le choix. Moi, je l’ai encore.
Est-ce que je serais aussi heureux qu’Arthur si je me consacrais à Peggy ?
Un jour, peut-être, se dit Alvin. Mais pas maintenant. Je ne me sens pas prêt à me consacrer à quelqu’un, à renoncer à mon libre arbitre. Comme Arthur l’a fait avec moi. Comme les parents avec leurs enfants, en subordonnant leur vie aux exigences des petits égoïstes sans défense. La route s’ouvre devant moi, toutes les routes, toutes les possibilités. De ce pré au bord du lac Mizogan, je peux aller partout, trouver tout ce qui est trouvable, réaliser tout ce qui est réalisable, faire tout ce qui est faisable. Pourquoi me dresser une barrière autour de moi ? M’attacher à un seul arbre ? Jamais un cheval, ni même un chien, n’a été assez fidèle pour s’infliger un tel sort absurde.