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Depuis tout bébé, il était prisonnier de son talent. À toutes les étapes de sa vie – enfant chez ses parents, compagnon de route de Ta-Kumsaw, apprenti forgeron ou professeur pour soi-disant Faiseurs en herbe – son talent l’avait gêné. Mais pas aujourd’hui.

Un autre éclair fulgura, plus loin cette fois. Il ne pleuvrait pas au bord du lac cette nuit. Demain Alvin se lèverait et se dirigerait vers le sud ou le nord, l’ouest ou l’est, au gré de son humeur, là où ses pas auraient envie de le porter. Il avait quitté le village uniquement pour partir, non pour aller quelque part. Il n’existait pas de plus grande liberté que celle-là.

IX

Cooper

Peggy Larner surveillait de près les deux flammes de vie éclatantes : Alvin qui vagabondait en Amérique, Calvin qui se rendait en Angleterre et se préparait pour son entrevue avec Napoléon. Elle voyait peu de changements dans les avenirs des deux hommes, leurs plans ne se modifiaient pas d’un iota.

En fait de plan, Alvin n’en avait pas, bien entendu. Arthur Stuart et lui marchèrent vers l’ouest depuis le lac Mizogan, passèrent la ville en pleine expansion de Chicago et continuèrent jusqu’à ce que les brouillards épais du Mizzipy les obligent à rebrousser chemin. Alvin avait nourri le vague espoir que lui, au moins, aurait le droit de passer le fleuve et de poursuivre au-delà, mais si on devait le lui permettre, ce n’était pas encore pour aujourd’hui. Aussi remontât-il vers le nord jusqu’au lac Hautes-Eaux et embarqua-t-il sur un des nouveaux bateaux à vapeur qui transportaient du minerai de fer en Irrakwa où il serait chargé dans des trains et convoyé jusqu’aux pays miniers de Suskwahenny et de Pennsylvanie afin d’alimenter les nouvelles aciéries. « C’est ça, être Faiseux ? demanda Arthur Stuart lorsque Alvin lui expliqua le processus. Changer l’fer en acier ?

— Y a d’ça, répondit Alvin, quand l’feu fait violence à la terre. Mais ça coûte cher, et l’fer souffre quand on l’transforme de même. J’ai vu l’acier qu’ils fabriquent. Il est dans les rails. Dans les locomotives. Le métal crie tout l’temps, un bruit tout léger, très aigu, mais moi, j’l’entends.

— Ça veut dire que c’est mal d’user de l’acier ?

— Non. Mais faudrait en user seulement quand ça vaut la peine de l’faire souffrir. P’t-être qu’un jour on trouvera une meilleure manière d’enf’orcir le fer. J’suis forgeron, moi. J’vais pas renier le feu d’la forge, rej’ter l’marteau et l’enclume. J’vais pas dire non pus qu’les fonderies de Dekane sont pires que ma p’tite forge. J’suis allé dans l’dedans d’la flamme. J’connais que l’fer peut y vivre lui aussi et en sortir sans mal.

— C’est p’t-être pour ça qu’on est sus les routes, fit observer Arthur Stuart. Pour que t’ailles dans les fonderies et qu’tu les aides à fabriquer l’acier plusse gentiment.

— P’t-être », dit Alvin. Ils se rendirent donc en train à Dekane où Alvin se fit embaucher dans une fonderie et apprit à force d’observer et de travailler tout ce qu’il y avait à savoir sur la fabrication de l’acier, puis enfin il annonça : « J’ai trouvé une manière, mais y a b’soin d’un Faiseur pour ça, ou presque. » La question était là : si Alvin devait changer le monde, il lui fallait réaliser ce qu’il avait à demi raté à Vigor Church, à savoir former davantage de Faiseurs. Ils abandonnèrent la ville de l’acier et s’en allèrent vers l’est, et Peggy, qui suivait des yeux la flamme de vie d’Alvin, ne voyait aucun changement, aucun changement, aucun changement…

Puis un jour, brusquement, sans raison apparente dans la vie d’Alvin, mille nouvelles routes s’ouvrirent et sur chacune d’elles Peggy remarqua un homme qu’elle n’avait encore jamais vu. Un homme qui se faisait appeler En-Vérité Cooper, s’exprimait comme un Anglais cultivé et accompagnait Alvin pendant des années à chacun de ses pas. Sur ce chemin, le soc d’or héritait de poignées parfaites et se mettait à vivre sous des mains humaines. Sur ce chemin la Cité de Cristal se dressait vers le ciel, le brouillard du Mizzipy se levait sur quelques milles, le peuple rouge se tenait sur la rive occidentale et accueillait les Blancs venus sur des coracles et des radeaux pour commercer avec lui, lui parler et apprendre.

Mais d’où venait cet En-Vérité Cooper et pourquoi avait-il si soudainement surgi dans la vie d’Alvin ?

Bien plus tard le même jour, Peggy comprit que ce n’était pas Alvin le responsable de l’arrivée de cet homme auprès de lui, mais quelqu’un d’autre. Elle porta son attention vers la flamme de Calvin – tellement lointaine qu’elle dut regarder à travers le sol pour la trouver en Angleterre, de l’autre côté de la courbure de la terre – et elle vit que c’était lui le responsable du changement, et à cause d’un choix tout bête. Il s’accordait le temps de charmer un membre du Parlement qui l’invitait à prendre le thé, et quand bien même Calvin savait que cet homme ne lui apporterait rien, il lui prenait fantaisie de s’y rendre, à tout hasard. Cette décision ne modifiait ses avenirs que très légèrement. Peu de choses variaient, sauf une : sur presque chaque route, Calvin passait une heure à boire le thé assis auprès d’un jeune avocat du nom d’En-Vérité Cooper qui écoutait avidement tout ce qu’il racontait.

Était-il possible, alors, que Calvin participe malgré tout à l’entreprise d’Alvin ? Il allait en Angleterre le cœur gonflé du désir de détruire l’œuvre d’Alvin ; et cependant, pour une lubie, par hasard – s’il existait un phénomène comme le hasard –, il allait faire une rencontre qui conduirait sûrement En-Vérité Cooper vers l’Amérique. Vers Alvin Smith. Vers le soc d’or, la Cité de Cristal, la trouée dans le brouillard au-dessus du Mizzipy.

* * *

Lève-Toi Cooper était un honnête chrétien dur à la tâche. Il menait une existence aussi proche de la pureté que possible, compte tenu des limites de l’esprit humain. Il obéissait à tous les commandements qu’il connaissait ; il purgeait son âme de toutes les imperfections imaginables. Il tenait un journal détaillé quotidien, traquait les manifestations du Seigneur dans sa vie.

Par exemple, le jour de la naissance de son deuxième fils, il avait écrit : Aujourd’hui, Satan m’a inspiré la colère envers un client qui insistait pour mesurer les trois barils que je lui avais faits, convaincu que je l’avais volé sur la contenance. Mais l’Esprit de Dieu a insufflé le pardon dans mon cœur, car j’ai compris qu’on pouvait nourrir des soupçons à force d’avoir été dupé par des suppôts du diable. Je me suis ainsi aperçu que le Seigneur me faisait confiance pour apprendre à ce client que tous les hommes ne sont pas des escrocs, et j’ai essuyé ses insultes avec patience. De fait, ainsi que l’a enseigné Jésus, lorsque j’ai répondu à la vilenie par l’amabilité, c’est en ami et non en ennemi que l’étranger est sorti de ma tonnellerie, l’œil plus exercé à reconnaître l’œuvre de Dieu parmi les hommes. Oh, que Tu es grand, mon Seigneur bien-aimé, pour avoir fait de mon cœur coupable un outil au service de Tes desseins ici-bas ! À la tombée de la nuit est venu au monde mon second fils, que je prénomme En-Vérité, En-Vérité-Je-Vous-Le-Dis-Quiconque-N’Accueille-Pas-Le-Royaume-De-Dieu-En-Petit-Enfant-N’Y-Entrera-Pas.

Si certains avaient trouvé le nom un peu excessif, ils n’en avaient rien dit à Lève-Toi Cooper, dont le sien était aussi tiré de la Bible : Lève-Toi-Et-Marche. La mère de l’enfant n’avait rien dit non plus, son nom à elle était le verset le plus court des Écritures : Il-Pleura. Tous savaient qu’on n’appellerait presque jamais le bébé par son nom complet. On le connaîtrait sous celui d’En-Vérité et à mesure qu’il grandirait on se servirait plus souvent du diminutif Véry.