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Son nom n’était pas le fardeau le plus lourd d’En-Vérité Cooper. Non, il y avait autre chose qui jeta très tôt une ombre beaucoup plus sinistre sur la vie de l’enfant.

La femme de Lève-Toi, Pleura, vint un jour trouver son mari alors qu’En-Vérité n’avait que deux ans. Elle était agitée. « Lève-Toi, j’ai vu le petit jouer avec des chutes de bois aujourd’hui, il construisait une tour. »

Lève-Toi réfléchit à toutes les œuvres du Malin qu’on pouvait réaliser à partir de chutes de bois d’une tonnellerie et n’en vit qu’une. « C’était une représentation de la tour de Babel ? »

Pleura eut l’air perplexe. « Peut-être bien que oui, peut-être bien que non. Comment je saurais, moi ? Le petit ne parle pas encore.

— Et alors ? » lança Lève-Toi, impatient à présent parce qu’elle n’avait pas compris. Non, non, il était impatient parce qu’il avait fait une erreur de jugement et se sentait maintenant un peu honteux. C’était un péché de vouloir la rendre responsable des mauvais sentiments qu’il ne devait qu’à lui-même. Au fond de lui, il pria Dieu de lui pardonner tandis qu’elle continuait de parler.

« Lève-Toi, il empilait les morceaux de bois, mais ils n’arrêtaient pas de tomber. En voyant ça, je me suis dit : Le Tout-Puissant apprend à notre petit que les œuvres de l’homme sont futiles, que seules les œuvres du Seigneur sont durables. Et puis sa figure a pris un petit air volontaire désagréable, alors il s’est mis à examiner chaque bout de bois avant de s’en servir et il l’a placé avec un grand soin. Il les a entassés, entassés, entassés jusqu’à ce que le dernier soit plus haut que lui, et ça tient toujours. »

Lève-Toi ne voyait pas bien où elle voulait en venir ni pourquoi elle s’inquiétait.

« Viens, mon époux, viens voir le travail de notre bébé. »

Lève-Toi la suivit dans la cuisine. Elle était vide, et pourtant c’était l’heure de la préparation du repas, la plus animée de la journée. Lève-Toi vit pourquoi tout le monde l’avait désertée : le tas de chutes de bois montait à une hauteur qui défiait la raison et les lois de l’équilibre. Les morceaux étaient placés dans tous les sens, en parfait équilibre malgré leur position curieuse ou précaire par rapport à leurs voisins du dessus et du dessous.

« Démolis ça tout de suite, dit Lève-Toi.

— Tu crois que je n’y ai pas pensé ? » fit Pleura. Elle balança le bras et culbuta la tour avec violence. L’édifice tomba, mais tout d’une pièce, et même par terre les morceaux restèrent soudés entre eux aussi sûrement que s’ils étaient collés.

« Il a dû jouer avec la colle », fit Lève-Toi, mais il savait en le disant qu’il n’en était rien.

Il s’agenouilla près de la tour renversée et voulut détacher un bloc du sommet. Il n’y arriva pas, même en faisant levier. Il saisit la structure et se l’abattit sur le genou. Elle lui fit un bleu mais ne se brisa pas. Finalement, il monta dessus, se tint debout au centre, souleva une extrémité de toutes ses forces et parvint à la casser, mais il lui fallut déployer autant d’efforts que pour briser une planche solide. Et lorsqu’il examina les bouts, il vit que la tour s’était rompue au milieu d’un morceau de bois et non à une jointure.

Il regarda sa femme et sut ce qu’il allait devoir lui dire. Que son fils avait manifestement été possédé par Satan, au point qu’il détenait désormais tous les pouvoirs d’une sorcellerie monstrueuse. Après quoi il n’y aurait d’autre solution que d’emmener le gamin devant le juge qui lui ferait passer les épreuves destinées à confondre les sorciers. Le gamin, trop petit et encore incapable de parler, ne pourrait ni avouer ni contester, il serait condamné au bûcher, à moins qu’il ne meure noyé durant le procès.

Lève-Toi n’avait jamais mis en doute le bien-fondé des lois qui préservaient l’Angleterre de la sorcellerie et des autres entreprises maléfiques de Satan. On n’exilait plus de sorcières en Amérique – cette ancienne méthode n’avait abouti qu’à fonder une nation possédée du démon. Les Écritures étaient claires là-dessus, et il n’y avait pas place pour la pitié : Tu ne laisseras pas vivre une sorcière.

Et pourtant Lève-Toi ne dit pas à son épouse les mots qui les auraient obligés à livrer leur enfant au juge pour le punir. Pour la première fois de sa vie, alors qu’il connaissait la vérité, Lève-Toi Cooper ne fit pas le nécessaire.

« Je suis d’avis qu’on brûle cette planche à la forme bizarre, dit-il. Et qu’on interdise au petit de jouer avec des morceaux de bois. Surveille-le de près et apprends-lui à vivre à chaque instant en accord parfait avec les préceptes de Dieu. Tant qu’il n’aura pas appris, ne laisse aucune autre femme s’occuper de lui en dehors de ta présence. »

Il regarda sa femme dans les yeux, et elle fit de même. D’abord les yeux de Pleura s’écarquillèrent de surprise en entendant ses paroles ; puis la surprise céda la place au soulagement, et enfin à la détermination. « Je vais le surveiller de si près que Satan n’aura aucune chance de lui souffler le moindre mot à l’oreille, dit-elle.

— Nous pouvons nous permettre d’engager un cuisinier pour diriger le travail des servantes à partir d’aujourd’hui, ajouta Lève-Toi. Le dressage de ce fils difficile est entre nos mains. Nous le sauverons du diable. Aucune autre tâche n’est plus importante. »

En-Vérité Cooper reçut donc une éducation à la fois stricte et intéressante. Il était battu plus souvent que les autres enfants de la famille, mais pour son bien, car Lève-Toi savait pertinemment que Satan avait ouvert une brèche dans le cœur du petit dès son plus jeune âge. Ainsi fallait-il éliminer énergiquement toute marque de rébellion, d’irrespect et de péché.

Si le petit En-Vérité se formalisait de la discipline particulière dont il faisait l’objet et à laquelle échappaient son frère aîné et ses sœurs cadettes, il n’en parlait pas – peut-être parce que les plaintes se soldaient toujours par une volée de coups de trique. Il apprit à vivre avec de tels châtiments corporels et finit même, au bout d’un moment, par en tirer une certaine fierté car les autres enfants le considéraient avec crainte et respect au vu de toutes les corrections qu’il essuyait sans verser une larme – et pour des fautes qui ne leur auraient valu, à eux, que les gros yeux de la part de leurs parents.

En-Vérité apprenait vite. La trique lui disait lesquels de ses actes ne relevaient que des bêtises ordinaires d’un gamin, et lesquels passaient pour des preuves que Satan œuvrait d’arrache-pied à la possession de son âme. Quand les petits voisins construisaient un fort avec de la neige, par exemple, s’il l’empilait avec aussi peu de soin et d’attention qu’eux, il n’y avait pas de punition. Mais s’il s’arrangeait pour que les blocs s’adaptent parfaitement, sans raccord, il recevait une correction qui lui laissait les fesses en sang. De même, en aidant son père à l’atelier, il apprit qu’il ne risquait rien s’il assemblait à la va-vite les douves d’un tonneau, comme le faisaient les ouvriers qui ne les serraient pas dans les cerceaux et comptaient sur le liquide que finirait par contenir la futaille pour gonfler le bois et rendre les joints étanches. Mais si jamais il choisissait sérieusement le bois, s’il se concentrait et ajustait parfaitement les douves afin que le tonneau soit aussi hermétique qu’une vessie de porc, alors son père le tabassait à coups de gabarit et le chassait de l’atelier.

À dix ans, En-Vérité ne se rendait plus ouvertement dans l’atelier de son père, lequel père se moquait apparemment de ne plus l’y voir. Pourtant il rageait au spectacle du travail qu’on y réalisait sans son aide, car il sentait l’inégalité, l’imprécision des joints entre les douves des barils, des barriques et des tonneaux. Ça lui portait sur les nerfs. Rien que d’y penser, il avait des démangeaisons entre les omoplates, et il finit par ne plus le supporter. Il prit l’habitude de se lever en pleine nuit, de pénétrer dans l’atelier et de remonter les plus mauvais tonneaux. Personne ne se doutait de ses agissements car il ne laissait pas de débris derrière lui. Il se bornait à ôter les cerceaux du tonneau, rectifier les douves et remettre les cerceaux en place, plus serrés qu’avant.