Ce qui eut pour première conséquence que Lève-Toi Cooper acquit la réputation de fabriquer les meilleurs tonneaux des comtés du Centre ; pour seconde qu’En-Vérité avait souvent l’air endormi et nonchalant durant la journée, ce qui lui valut davantage de corrections, quoique nettement moins rudes que celles qu’il recevait quand il se concentrait vraiment pour ajuster des éléments ; et pour troisième qu’il apprit à vivre dans la tromperie permanente, à cacher à son entourage ce qu’il était, ce qu’il voyait, ce qu’il ressentait et ce qu’il faisait. Tout naturellement il se tourna vers les études de droit.
Pour nonchalant qu’il parût parfois, En-Vérité avait l’esprit vif dans ses études – Lève-Toi et Pleura s’en rendirent tous deux compte, et au lieu de se contenter du professeur local payé par les contribuables, ils l’envoyèrent dans une école privée normalement réservée aux fils de châtelains et de riches. Les sarcasmes et les moqueries qu’En-Vérité endura de la part de ses condisciples à cause de son accent rude et de ses vêtements ordinaires le touchèrent à peine – le harcèlement dont il faisait l’objet n’était rien auprès des raclées dont il avait l’habitude, et les mauvais traitements qui ne causaient pas de douleur physique n’atteignaient même pas sa conscience. Tout ce qui l’intéressait, c’est qu’à l’école il n’avait pas à vivre dans la crainte perpétuelle, et les professeurs étaient ravis quand il réfléchissait et trouvait comment les idées s’agençaient les unes aux autres. Ce qu’il ne pouvait réaliser qu’en secret avec les mains, il s’y livrait au grand jour avec sa tête.
Et il n’y avait pas que les idées. Il se rendit peu à peu compte que s’il se concentrait sur les garçons autour de lui, qu’il les écoutait attentivement et observait leurs façons d’agir, il les voyait aussi clairement que des morceaux de bois, devinait précisément où et comment chacun d’eux pouvait s’accorder parfaitement aux autres. Un simple mot par-ci par-là, une suggestion glissée dans la bonne oreille au bon moment, et il souda les élèves de son dortoir en un groupe uni d’amis fidèles. Pour autant qu’ils le voulaient bien, s’entend. Certains étaient animés d’une telle rage que mieux ils s’accordaient, plus ils devenaient bourrus et soupçonneux. En-Vérité n’y pouvait rien. Il ne pouvait pas changer les cœurs – seulement aider ses compagnons à trouver de quelle façon leurs penchants naturels s’adapteraient le mieux à ceux des autres.
On n’y vit pourtant que du feu, personne ne comprit que c’était En-Vérité qui avait rapproché ces jeunes gens pour former la bande d’amis la plus solide de toute l’histoire de l’école. Les professeurs remarquèrent leur complicité, mais ils remarquèrent aussi qu’En-Vérité était le seul à ne pas vraiment y participer. Jamais ils n’auraient imaginé qu’il se trouvait à l’origine de leurs liens incroyablement étroits. Ce qui convenait parfaitement à Véry. Il se doutait que si on apprenait ses agissements, ce serait comme chez lui du temps de son père, sauf qu’il écoperait cette fois d’autre chose que la trique.
Car ses études, en particulier les cours d’instruction religieuse, lui firent comprendre à quoi rimaient les corrections. À combattre la sorcellerie. En-Vérité Cooper était né sorcier. Pas étonnant si son père avait tout le temps l’air égaré. Lève-Toi avait permis que vive un sorcier, et ses volées de verges, loin d’exprimer la rage ou la haine, avaient en fait pour but d’apprendre à son fils à dissimuler le mal ancré en lui afin que nul ne sache jamais que les époux Cooper avaient caché un enfant sorcier dans leur maison.
Mais je ne suis pas un sorcier, finit par se dire En-Vérité. Satan ne m’a jamais visité. Et mes actes ne font de mal à personne. Comment croire que j’offense Dieu quand je rends les tonneaux étanches ou que j’aide mes voisins il trouver le meilleur moyen de se lier d’amitié ? N’ai-je pas toujours employé mes pouvoirs uniquement pour aider les autres ? N’est-ce pas ce qu’a enseigné le Christ ? Être au service de tous ?
À seize ans, jeune homme robuste plutôt séduisant à la bonne éducation et aux manières irréprochables, il était devenu un sceptique impénitent. Si les dogmes à propos de la sorcellerie pouvaient être complètement faux, comment se fier aux enseignements des pasteurs ? En-Vérité Cooper ne savait de quel côté se tourner, intellectuellement parlant, car s’il fallait en croire ses professeurs la religion était la pierre angulaire de tout autre enseignement, et pourtant ses études mêmes l’amenaient à la conclusion que les sciences fondées sur elle se révélaient au mieux incertaines, au pire parfaitement ridicules.
Malgré tout il gardait ces conclusions pour lui. On risquait de monter au bûcher aussi vite comme athée que comme sorcier. Et d’ailleurs, il n’était pas sûr de ne croire en rien. Tout simplement, il ne croyait pas ce que racontaient les pasteurs.
Si les prédicateurs n’avaient aucune idée de ce qui était bien ou mal, à qui s’adresser pour distinguer le vrai du faux ? Il essaya de lire de la philosophie à Manchester, mais découvrit qu’en dehors de Newton, les philosophes n’avaient rien de mieux à offrir qu’un vaste océan d’opinions parsemé de quelques bouts de vérité flottant ici et là comme les débris d’un bateau naufragé. En outre, Newton et les autres scientifiques à sa suite n’avaient pas d’âme. En décidant qu’ils allaient seulement étudier ce qu’on pouvait vérifier sous des conditions certifiées, ils avaient tout bonnement restreint leur champ d’expérimentation. L’essentiel de la vérité se trouvait hors des limites bien nettes de la science ; et même à l’intérieur de ces limites, grâce à son œil exercé à repérer ce qui s’accordait mal, En-Vérité Cooper découvrit vite que si la prétention à l’impartialité était universelle, pareille qualité s’avérait très rare. La plupart des savants, comme la plupart des philosophes et des théologiens, demeuraient prisonniers des idées reçues. Nager contre le courant dépassait leurs compétences, aussi la vérité restait-elle éparpillée en mille morceaux imbibés d’eau.
Au moins, les hommes de loi savaient qu’ils participaient de la tradition, non de la vérité ; du consensus, non de la réalité objective. Et celui qui comprenait comment les choses s’adaptaient entre elles pourrait se révéler d’un grand secours. Pourrait sauver quelques personnes de l’injustice. Pourrait même, dans un futur éloigné, porter un coup ou deux aux lois contre la sorcellerie, sauver les quelques dizaines de malheureux qui se faisaient prendre chaque année à manipuler la réalité de manière condamnable.
Quant à Lève-Toi et Pleura, ils éprouvèrent un grand contentement lorsque leur fils En-Vérité quitta la maison familiale sans manifester le moindre intérêt pour l’affaire paternelle. Leur aîné, Moquet (nom complet : Il-Ne-Sera-Pas-Un-Tonnelier-Dont-On-Se-Moquera), était un artisan habile autant apprécié au sein qu’en dehors de la famille. Il hériterait de tout. En-Vérité irait à Londres, Lève-Toi et Pleura ne seraient plus responsables de lui. En-Vérité alla jusqu’à leur remettre un acte de renonciation aux biens familiaux, quand bien même ils ne l’avaient pas demandé. Lorsque son père accepta le document, En-Vérité, alors âgé de vingt et un ans, saisit la verge accrochée au mur, la cassa en deux sur son genou et la jeta dans le feu de la cuisine. Le sujet était clos.