— Ben alors, m’est avis que t’es pas ’core sourd.
— J’t’ai vu regarder le moulin, j’t’ai entendu rigoler et je m’suis dit : Qu’esse ce drôle trouve de si amusant dans un moulin dont la roue tourne pas ? »
Calvin se retourna vers lui. « T’es né en Angleterre, pas vrai ?
— Oui.
— Et t’as vécu un moment à Philadelphie, hein ? T’y as rencontré le vieux Ben Franklin, s’pas ?
— Quelle mémoire.
— Alors, comment ça s’fait qu’tu causes comme nous autres d’icitte, de la frontière ? Tu connais, et moi d’même, que t’aurais dû dire « un moulin dont la roue ne tourne pas », et v’là que tu fais des fautes de grammaire comme si t’avais jamais été à l’école, mais moi j’connais que t’y as été. Et comment ça s’fait qu’tu causes pas comme les autres Anglais ?
— L’oreille fine, l’œil perçant, fit Mot-pour-mot. Vif pour les détails. Lent pour le gros du tableau, mais vif pour les détails. J’ai remarqué que toi aussi, tu causes pire que tu connais faire. »
Calvin ignora l’insulte. Il n’allait pas laisser ce vieux niaiseux le détourner de son idée avec ses manigances. « J’ai d’mandé : Comment ça s’fait qu’tu causes comme un habitant d’la frontière ?
— Passé beaucoup de temps sus la frontière.
— Moi, j’ai passé beaucoup de temps dans l’poulailler, mais ça m’fait pas chanter comme une poule. »
Mot-pour-mot eut un grand sourire.
« T’en penses quoi, toi, mon gars ?
— Moi, j’pense que t’essayes de causer à la manière du monde à qui tu racontes tes menteries, comme ça ils te font confiance, ils te prennent pour quèqu’un comme eux. Mais t’es pas comme nous autres, t’es comme personne. T’es un espion, tu voles les espoirs, les rêves, les envies, les souvenirs et les imaginations des genses et tu leur laisses que des menteries en r’tour. »
Mot-pour-mot avait l’air de s’amuser. « Puisque je suis un grand criminel, pourquoi je ne suis pas riche ?
— T’es pas un criminel.
— Ton acquittement me soulage.
— Rien qu’un hypocrite. »
Les yeux de Mot-pour-mot s’étrécirent.
« Un hypocrite, répéta Calvin. Qui se clame aut’ chose que ce qu’il est. Comme ça l’monde te fait confiance, mais il fait confiance à une brassée d’accroires.
— Et tiens là une idée intéressante, Calvin, dit Mot-pour-mot. Où fais-tu la distinction entre un homme modeste qui connaît ses faiblesses mais s’efforce d’agir selon des vertus qu’il ne maîtrise pas encore parfaitement, et un homme fier qui fait semblant de posséder ces vertus sans la moindre intention de les acquérir ?
— Écoutez-moi l’habitant d’la frontière, asteure, dit Calvin d’un air méprisant. J’connaissais que tu pouvais te défaire de not’ manière de causer, à nous autres, dès qu’il t’en prendrait l’envie.
— Oui, je le peux. Tout comme je peux parler français à un Français, espagnol à un Espagnol et quatre sortes de dialectes rouges selon la tribu avec laquelle je me trouve. Mais toi, Calvin, est-ce que tu parles le Mépris et la Raillerie à tout le monde ? Ou seulement à tes supérieurs ? »
Il fallut un moment à Calvin pour comprendre qu’il s’était fait joliment moucher, sans ménagement. « J’pourrais te tuer sans les mains, dit-il.
— Plus dur que tu ne crois, fit Mot-pour-mot. De tuer un homme, j’entends. Pourquoi tu ne poses pas la question à ton frère Alvin ? Il l’a fait une fois, lui, pour une cause juste, tandis que toi, tu as envie de tuer parce qu’on t’a tordu le nez. Va t’étonner après ça que je m’estime ton supérieur !
— Tu veux juste m’humilier par rapport que je t’ai traité de c’que t’es. Un hypocrite. Comme tous les autres.
— Tous les autres ? »
Calvin fit oui de la tête, l’air mécontent.
« Tout le monde est hypocrite sauf Calvin Miller ?
— Calvin le Faiseux », rectifia Calvin. En même temps qu’il disait ces mots, il sut qu’il commettait une erreur ; il n’avait jamais révélé à personne le nom qu’il se donnait en pensée, et voilà qu’il le divulguait bêtement, par vantardise, par fanfaronnade, par besoin, à cet interlocuteur des plus déplaisants. À ce vieux qui risquait plus que quiconque de répéter partout son rêve secret.
« Eh bien, c’est l’unanimité, on dirait, fit Mot-pour-mot. On fait tous semblant d’être ce qu’on n’est pas.
— Moi, j’suis un Faiseux », insista Calvin d’une voix plus forte, tout en sachant qu’il allait paraître encore plus faible et vulnérable. Mais il n’arrivait pas à se taire devant ce vieillard mielleux. « J’ai autant de talent qu’Alvin pour ça, si on voulait faire attention !
— Tu tailles beaucoup de meules sans outils, ces temps-ci ? demanda Mot-pour-mot.
— J’peux faire s’ajuster des pierres dans une murette comme si elles avaient poussé d’même de terre !
— Guéri des blessures ?
— Tout à l’heure, j’ai tué un insecte qui m’grimpait dessus la patte sans même user d’mes mains.
— Intéressant. Je te demande si tu guéris, et tu me réponds que tu tues. Moi, je ne vois pas de Faiseur là-dedans.
— T’as dit toi-même qu’Alvin avait tué un homme !
— Avec ses mains, pas avec son talent. L’homme en question venait de tuer une femme innocente qui voulait protéger son fils de la captivité. L’insecte… il allait te faire du mal, à toi ou à quelqu’un d’autre ?
— Oui, c’est ça, Alvin, lui, il est toujours vertueux et merveilleux, tandis que Calvin, il fait jamais rien de bien ! Mais Alvin m’a lui-même conté comment il a forcé une bande de cancrelats à s’tuer tout seuls quand il était encore drôle et…
— Et tout ce que tu as retenu de son histoire, c’est le pouvoir de tourmenter des insectes.
— Lui, il a l’droit de faire comme il veut et raconter après qu’asteure il a compris, mais si moi, j’fais d’même, j’suis un bon-rien ! On veut pas m’apprendre aucun d’ses secrets par rapport que j’suis pas prêt, mais je l’suis, prêt, j’suis seulement pas prêt à laisser Alvin décider comment j’dois m’servir du talent que j’ai eu à la naissance. Qui donc lui commande quoi faire, à lui ?
— La lumière intérieure de la vertu, je dirais, faute de trouver une meilleure réponse.
— Et ma lumière intérieure à moi, alors ?
— J’imagine que tes parents se sont posé la même question, et souvent.
— Pourquoi moi, j’aurais pas l’droit de penser par moi-même comme fait Alvin ?
— Mais bien sûr que si, tu en as parfaitement le droit, dit Mot-pour-mot.
— Non ! Il est là, après expliquer à ses abrutis de disciples sans talent à entrer dans toutes sortes d’affaires, à connaître ce qu’ils sont, comment ils sont faits par en dedans, à leur demander de prendre de nouvelles formes, comme si c’était quèque chose que l’monde peut apprendre…
— Mais ils l’apprennent, pourtant, non ?
— Si faire un pas l’an, t’appelles ça avancer, alors oui, ils apprennent, fit Calvin. Mais moi, l’seul qui comprend vraiment tout ce qu’il dit, l’seul qui pourrait vraiment s’servir de ses leçons, il me laisse même pas entrer dans la classe. Quand j’suis là, il conte des histoires ou des blagues, rien d’autre, jusqu’à tant que j’sorte. Et pourquoi ? J’suis son meilleur élève, non ? J’apprends tout, j’retiens tellement vite que j’peux m’en servir tout d’suite, mais il veut rien me montrer ! Les autres, il les appelle « apprentis Faiseux », mais moi, il m’accepte même pas pour une seule leçon, tout ça par rapport que je m’adonne pas aux courbettes ni à l’idolâtrie dès qu’il s’met à dire qu’un Faiseux use jamais d’son pouvoir pour détruire, seulement pour construire, sinon il le perd, c’qui est d’la bêtise, vu que l’talent des genses, c’est leur talent et…