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Alors le fait même d’éprouver, chose étonnante, de la curiosité pour une piste creusée d’ornières dans les collines basses du nord de l’Appalachie, voilà qui était on ne peut plus curieux, justement. Aussi, plutôt qu’essayer de suivre la piste, elle regarda dans sa propre flamme de vie pour voir ce qui l’attendait plus loin. Mais chaque chemin qu’elle vit où elle appelait le conducteur pour lui ordonner de faire demi-tour et de suivre la piste, chaque chemin menait vers le néant, un lieu où l’avenir possible refusait de se révéler.

C’était un sentiment étrange pour elle de ne pas savoir du tout ce que réservait l’avenir. L’incertitude, elle en avait l’habitude, car le cours du temps peut emprunter de nombreux chemins. Mais ne pas distinguer la moindre lueur, voilà qui était nouveau. Nouveau et – elle devait l’avouer – attrayant.

Elle tenta de se mettre en garde toute seule, de se dire que si elle ne distinguait rien, c’était que le Défaiseur devait l’en empêcher, qu’un destin terrible devait l’attendre au bout de cette route.

Mais elle ne pensait pas qu’il s’agissait du Défaiseur. Elle sentait qu’elle avait raison de suivre cette piste. Qu’il le fallait, même si la peau la picotait à la perspective du danger. Est-ce la sensation qu’éprouvent toujours les gens ? se demanda-t-elle. Ne rien savoir, une page blanche en guise d’avenir, ne compter que sur des impressions de ce genre ? Est-ce le même picotement qu’a ressenti George Washington juste avant de livrer son armée aux rebelles d’Appalachie et de se rendre au roi qu’il avait trahi ? Sûrement pas, car le vieux George ne doutait pas du résultat. C’est peut-être ce qu’a ressenti Patrick Henry au moment de crier : « La liberté ou la mort ! » sans savoir laquelle des deux, sinon aucune, il obtiendrait. Agir dans l’ignorance…

« Demi-tour ! » lança-t-elle.

Le cocher n’entendit pas l’ordre qui se perdit dans le martèlement des sabots des chevaux, les ferraillements et les grincements de la voiture.

Elle cogna sur le toit à coups d’ombrelle. « Demi-tour ! »

Le cocher fit s’arrêter l’attelage. Il ouvrit le tout petit panneau coulissant qui permettait de communiquer avec les passagers. « Quoi, m’dame ?

— Demi-tour.

— J’me suis pas trompé d’route, m’dame.

— Je le sais. Je veux que vous preniez le chemin qu’on vient de croiser.

— C’est çui-là qui mène à Chapman Valley.

— Parfait. Alors conduisez-moi à Chapman Valley.

— Mais c’est l’conseil d’école de Baker’s Fork qui m’a engagé pour vous amener.

— On va faire halte pour la nuit, de toute façon. Pourquoi pas Chapman Valley ?

— Ils ont pas d’auberge.

— Quoi qu’il en soit, ou bien vous faites demi-tour, ou bien vous attendez ici pendant que j’y vais à pied. »

Le panneau se referma – peut-être plus brutalement que nécessaire – et la voiture effectua un large demi-tour dans la prairie. Le temps avait été sec ces derniers jours, aussi la manœuvre fut-elle aisée, et bientôt ils suivaient la piste qui avait éveillé l’intérêt de la jeune femme.

Lorsqu’elle aperçut la vallée, elle la trouva belle, quoique d’une beauté qui n’avait rien de remarquable. En dehors des bois accidentés sur les crêtes des collines environnantes, la vallée était entièrement domestiquée, chaque arbre planté à la place qu’on lui avait assignée, chaque maison bâtie pour abriter les familles toujours plus grandes qui vivaient là. Peut-être les murs étaient-ils peints avec plus d’éclat, peut-être avec un blanc plus intense qu’ailleurs – à moins que les sens de Peggy ne l’aient abusée, parce qu’elle regardait d’un œil particulièrement attentif pour découvrir ce qui avait piqué sa curiosité. Peut-être les arbres fruitiers étaient-ils plus vieux qu’à l’ordinaire, plus noueux, comme si le village existait depuis longtemps, le plus ancien de toute l’Appalachie. Mais que fallait-il en penser ? Tout en Amérique était récent ; il y avait forcément un habitant du village qui se rappelait encore sa fondation. Rien à l’ouest de la première chaîne de montagnes n’était plus ancien que le plus vieux colon.

Comme toujours, elle avait conscience des flammes de vie des habitants, comme des étincelles de lumière qu’elle distinguait même en plein midi, à travers les murs, derrière les collines, dans les greniers ou les caves, où qu’elles se trouvent. C’étaient des villageois ordinaires, peut-être un peu plus satisfaits, mais aucunement à l’abri des tracas de l’existence, des rancœurs mesquines, des chagrins et des envies. Pourquoi était-elle venue ici ?

Ils arrivèrent devant une maison sans personne à l’intérieur. Elle cogna une fois de plus au plafond de la voiture. Sur un « ho ! » du conducteur les chevaux s’arrêtèrent, et le petit panneau s’ouvrit. « Attendez ici », dit-elle.

Elle ignorait complètement pourquoi cette maison, la vide, l’attirait. Peut-être parce qu’elle s’était visiblement développée autour d’une toute petite cabane en rondins, d’abord un peu, puis beaucoup, et enfin immensément, à mesure que l’esthétique cédait le pas devant le besoin d’espace, toujours et encore. Comment pouvait-il n’y avoir personne dans un logis aussi vaste et bien entretenu ?

Elle s’aperçut alors qu’elle entendait chanter dans la maison. Et rire dans la cour. On chantait et on riait, et pourtant elle ne voyait aucune flamme de vie. Il ne lui était jamais rien arrivé d’aussi étrange dans toute sa vie. Une maison hantée ? Est-ce que les morts qui ne trouvaient pas le repos habitaient ici, incapables de quitter la vie ? Mais qui avait jamais entendu parler d’un fantôme qui riait ? Ou qui chantait une chanson aussi joyeuse ?

Et voilà que déboucha à toutes jambes de derrière la maison un jeune garçon de six ans, pas plus, poursuivi par trois filles plus âgées. Tous sans flamme de vie. Mais vu la poussière sur la figure du gamin et la fureur dans les yeux des filles toutes rouges, il ne pouvait s’agir d’esprits de défunts.

« Hé, bonjour ! » s’écria Peggy en agitant la main.

Le garçon, surpris, la regarda. Ce temps d’arrêt causa sa perte, car les filles le rattrapèrent et lui sautèrent dessus à bras raccourcis ; en réponse il hurla avec une égale vigueur et les injuria copieusement. Peggy ne les connaissait pas, mais elle ne doutait pas que le gamin, comme tous les garçons, avait joué quelque tour pendable qui avait outragé les filles – ses sœurs ? Elle ne doutait pas non plus que les filles, malgré leurs inévitables protestations d’innocence, avaient provoqué le garçon en premier, mais subtilement, en paroles, si bien qu’il ne risquait pas de montrer le moindre bleu ni de mettre sa mère de son côté. Telle était la guerre éternelle entre les garçons et les filles. Mais étrangère ou pas, Peggy n’allait pas laisser s’exercer impunément la violence des filles, et elles n’étaient apparemment pas disposées à modérer la raclée sévère du gamin qui s’époumonait. Elles s’acquittaient de la correction davantage comme s’il s’agissait de leur gagne-pain que d’un passe-temps, comme si un contremaître devait plus tard venir inspecter leur travail et l’apprécier : « Pour sûr, v’là un drôle qu’a été joliment bûché. Vous les méritez, vos gages de la journée, dame oui ! »