« Ça suffit, maintenant », fit Peggy en traversant à grands pas la cour envahie de chèvres.
Elles l’ignorèrent jusqu’à ce que la jeune femme leur tombe dessus et en attrape deux par le col. Elles n’en continuèrent pas moins de balancer leurs coups de poing, dont un certain nombre atterrirent sur Peggy, tandis que la troisième redoublait d’ardeur. Peggy n’avait d’autre choix que de donner aux filles qu’elle tenait une rude poussée qui les envoya s’étaler dans l’herbe, pendant qu’elle arrachait la dernière du garçon.
Comme elle l’avait craint, les gnons des furies avaient portés. Le gamin saignait du nez et il se releva avec peine ; lorsque la fille que tenait Peggy allongea un coup dans sa direction, il détala à quatre pattes pour lui échapper.
« Vous devriez avoir honte, dit Peggy. Je ne sais pas ce qu’il a fait, mais il ne méritait pas ça !
— L’a tué mon écureuil ! s’écria la fille qu’elle tenait.
— Mais comment pouvais-tu avoir un écureuil ? demanda Peggy. C’est cruel de ta part d’enfermer un écureuil.
— L’a jamais été enfermé. L’était ami avec moi. J’y donnais à manger et les autres, là, ils l’ont bien vu… Il est venu m’trouver et je l’ai gardé en vie durant tout l’hiver. Lui, là, il connaissait ça ! L’était jaloux par rapport que l’écureuil, c’est vers moi qu’il s’en est venu, alors il l’a tué.
— C’était un écureuil ! brailla le gamin – d’une voix rauque et plutôt faible mais l’intention y était bel et bien. Comment j’pouvais connaître que c’était l’tien ?
— Alors fallait en tuer aucun, dit une autre des filles. Pas avant d’être sûr.
— Il a peut-être été méchant avec les écureuils, dit Peggy, mais ce n’est pas une raison pour le faire tomber et le battre comme ça, ce n’est pas chrétien. »
Le garçon la regarda. « Vous êtes le juge ? demanda-t-il.
— Juge ? Non, je ne crois pas ! répondit Peggy en riant.
— Mais vous pouvez pas être le Faiseux, c’est un gars. Moi, m’est avis qu’vous êtes un juge. » Le garçon avait l’air de plus en plus convaincu. « Tante Becca a dit que l’juge, il allait venir, et pis après le Faiseux, alors vous pouvez pas être le Faiseux par rapport que l’juge, l’est pas ’core passé, mais vous pourriez être le juge par rapport que c’est lui qui s’en vient en premier. »
La plupart des gens trouvent souvent que les paroles des enfants n’ont ni queue ni tête s’ils ne les comprennent pas tout de suite, Peggy ne l’ignorait pas. Mais elle n’ignorait pas non plus qu’elles ont toujours un rapport avec leur vision du monde et qu’elles prennent tout leur sens pour peu qu’on sache les entendre. Quelqu’un leur avait dit – tante Becca, en l’occurrence – qu’un juge et un Faiseur allaient passer. Peggy n’en connaissait qu’un, de Faiseur. Alvin allait-il venir ici ? C’était quoi, ce village où les enfants connaissaient les Faiseurs et n’avaient pas de flamme de vie ?
« J’ai cru qu’il n’y avait personne dans votre maison, dit Peggy, mais je vois que si. »
En effet, une femme se tenait à présent dans l’encadrement de la porte, appuyée contre le montant ; elle les regardait d’un œil placide tout en tournant lentement une cuiller de bois dans une jatte.
« Maman ! cria la fillette que n’avait pas lâchée Peggy. Elle m’tient et elle veut pas m’laisser partir !
— C’est vrai ! riposta aussitôt Peggy sur le même ton. Et je ne la laisserai pas partir sans être sûre qu’elle ne va pas achever le petit garçon !
— Il a tué mon écureuil, maman ! » cria encore la fillette.
La femme continuait de tourner sa cuiller sans rien dire.
« Peut-être, les enfants, fit Peggy, qu’on devrait aller discuter avec cette dame à la porte, au lieu de brailler comme des rats de rivière.
— Mère vous aime pas, dit une des filles. Ça s’voit.
— C’est dommage, dit Peggy. Parce que moi, je l’aime bien.
— Pas vrai. Vous la connaissez pas, et même autrement vous diriez pas ça, par rapport que personne l’aime bien.
— C’est une chose affreuse à dire sur ta mère.
— J’ai pas besoin de l’aimer bien. Moi, je l’aime tout court.
— Alors conduis-moi à cette dame que tu aimes tout court, et laisse-moi tirer mes conclusions toute seule. »
Alors qu’elles approchaient de la porte, Peggy commença de se dire que les fillettes avaient peut-être raison. La femme n’avait certes pas l’air accueillant. Mais, en l’occurrence, elle n’avait pas l’air hostile non plus. Son visage était vide d’émotion. Elle se bornait à tourner sa cuiller dans la jatte.
« Je m’appelle Peggy Larner. » La femme ignora sa main tendue. « Si je suis intervenue à tort, je le regrette, mais comme vous pouvez le constater, le petit garçon était dans un triste état.
— Jusse mon nez qui saigne, c’tout », fit le gamin. Mais sa claudication laissait supposer d’autres douleurs moins visibles.
« Entrez donc », dit la femme.
Peggy n’avait pas la moindre idée si la mère s’adressait seulement aux enfants ou si elle l’incluait dans son invitation. Mais pouvait-on appeler ça une invitation, tant elle la lança d’un air narquois, sans lever les yeux de sa jatte ? Elle pivota et disparut dans la maison. Les enfants la suivirent. Peggy finit donc par les imiter.
Personne ne l’arrêta ni ne parut trouver sa conduite bizarre. Ce fut ce détail qui la poussa d’abord à se demander si elle ne s’était pas endormie dans la voiture et si elle ne faisait pas un de ces rêves étranges, dans lesquels se produisent des anomalies inexplicables qui ne donnent lieu à aucune critique puisqu’au pays des rêves il n’existe pas de coutumes à transgresser. La maison où je me trouve en ce moment n’appartient pas à la réalité. Dehors attendent la voiture et l’attelage de quatre chevaux, sans parler du conducteur, aussi réel et banal que peut l’être un cocher sur son siège. Mais pas ici, je suis passée dans un monde hors nature. Sans flammes de vie.
Les enfants disparurent, elle entendit leurs allées et venues sonores sur le plancher de la maison, et l’un d’entre eux au moins monta ou descendit un escalier ; c’était forcément un enfant d’après la vigueur du pas. Mais aucun bruit n’indiquait à Peggy de quel côté se diriger, ni l’intérêt de son intrusion en ces lieux. N’y avait-il pas d’ordre ici ? Rien que sa présence dérangeait ? N’y aurait-il donc personne d’autre que les enfants à la remarquer ?
Elle voulut ressortir, regagner la voiture, mais voilà qu’en se retournant elle ne put se rappeler par où elle était venue, ni même de quel côté se trouvait le nord. Des rideaux masquaient les fenêtres et elle ne voyait plus la porte qu’elle avait passée.
Curieuse, cette maison : il y avait du tissu partout, soigneusement plié et empilé sur les meubles, par terre, sur les marches d’escalier, comme si on avait acheté de quoi confectionner des milliers de vêtements et qu’on attendait toujours les tailleurs et les couturières. Peggy se rendit alors compte qu’il ne s’agissait que d’un seul morceau de tissu continu qui s’écoulait du sommet d’une pile pour disparaître en bas de la suivante. Comment pouvait-il exister un tissu aussi long ? Pourquoi continuer de le tisser, au lieu de le couper et de l’expédier pour qu’on en fasse quelque chose ?
Oui, pourquoi ? Qu’elle était bête de ne pas avoir compris plus tôt ! Elle la connaissait, cette maison. Elle n’y était jamais personnellement venue, mais elle l’avait vue par le biais de la flamme de vie d’Alvin, des années auparavant.
Il était encore sous la tutelle de Ta-Kumsaw à l’époque. Le guerrier rouge avait emmené Alvin avec lui, entraîné dans sa légende, si bien que ceux qui citaient aujourd’hui le nom d’Alvin Smith le tueur-de-pisteux, ou d’Alvin Smith et son soc d’or, avaient par le passé parlé du même garçon, sans vraiment le savoir, quand ils évoquaient le « petit renégat », le gamin blanc qui avait suivi Ta-Kumsaw dans tous ses déplacements durant l’année précédant sa défaite à Fort Détroit. C’était dans ce contexte qu’Alvin était venu ici, avait enfilé ce couloir, oui, puis tourné à droite, voilà, remonté le tissu plié jusque dans la partie la plus ancienne de la maison, la cabane d’origine, jusque dans la lumière oblique qui semblait n’avoir aucune source, comme si elle s’infiltrait par les fissures entre les rondins.