Et l’abbé, se délivrant à grand peine des enthousiastes élans de Caderousse, leva lui-même la barre de la porte, sortit, remonta à cheval, salua une dernière fois l’aubergiste qui se confondait en adieux bruyants, et partit, suivant la même direction qu’il avait déjà suivie pour venir.
Quand Caderousse se retourna, il vit derrière lui la Carconte plus pâle et plus tremblante que jamais.
«Est-ce bien vrai, ce que j’ai entendu? dit-elle.
– Quoi? qu’il nous donnait le diamant pour nous tout seuls? dit Caderousse, presque fou de joie.
– Oui.
– Rien de plus vrai, car le voilà.»
La femme le regarda un instant; puis, d’une voix sourde:
«Et s’il était faux?» dit-elle.
Caderousse pâlit et chancela.
«Faux, murmura-t-il, faux… et pourquoi cet homme m’aurait-il donné un diamant faux?
– Pour avoir ton secret sans le payer, imbécile!»
Caderousse resta un instant étourdi sous le poids de cette supposition.
«Oh! dit-il au bout d’un instant, et en prenant son chapeau qu’il posa sur le mouchoir rouge noué autour de sa tête, nous allons bien le savoir.
– Et comment cela?
– C’est la foire à Beaucaire; il y a des bijoutiers de Paris: je vais aller le leur montrer. Toi, garde la maison, femme; dans deux heures je serai de retour.»
Et Caderousse s’élança hors de la maison, et prit tout courant la route opposée à celle que venait de prendre l’inconnu.
«Cinquante mille francs! murmura la Carconte, restée seule, c’est de l’argent… mais ce n’est pas une fortune.»
XXVIII. Les registres des prisons.
Le lendemain du jour où s’était passée, sur la route de Bellegarde à Beaucaire, la scène que nous venons de raconter, un homme de trente à trente-deux ans, vêtu d’un frac bleu barbeau, d’un pantalon de nankin et d’un gilet blanc, ayant à la fois la tournure et l’accent britanniques, se présenta chez le maire de Marseille.
«Monsieur, lui dit-il, je suis le premier commis de la maison Thomson et French de Rome. Nous sommes depuis dix ans en relations avec la maison Morrel et fils de Marseille. Nous avons une centaine de mille francs à peu près engagés dans ces relations, et nous ne sommes pas sans inquiétudes, attendu que l’on dit que la maison menace ruine: j’arrive donc tout exprès de Rome pour vous demander des renseignements sur cette maison.
– Monsieur, répondit le maire, je sais effectivement que depuis quatre ou cinq ans le malheur semble poursuivre M. Morreclass="underline" il a successivement perdu quatre ou cinq bâtiments, essuyé trois ou quatre banqueroutes; mais il ne m’appartient pas, quoique son créancier moi-même pour une dizaine de mille francs, de donner aucun renseignement sur l’état de sa fortune. Demandez-moi comme maire ce que je pense de M. Morrel, et je vous répondrai que c’est un homme probe jusqu’à la rigidité, et qui jusqu’à présent a rempli tous ses engagements avec une parfaite exactitude. Voilà tout ce que je puis vous dire, monsieur; si vous voulez en savoir davantage, adressez-vous à M. de Boville, inspecteur des prisons, rue de Noailles, no 15; il a, je crois, deux cent mille francs placés dans la maison Morrel, et s’il y a réellement quelque chose à craindre, comme cette somme est plus considérable que la mienne, vous le trouverez probablement sur ce point mieux renseigné que moi.»
L’Anglais parut apprécier cette suprême délicatesse, salua, sortit et s’achemina de ce pas particulier aux fils de la Grande-Bretagne vers la rue indiquée.
M. de Boville était dans son cabinet. En l’apercevant, l’Anglais fit un mouvement de surprise qui semblait indiquer que ce n’était point la première fois qu’il se trouvait devant celui auquel il venait faire une visite. Quand à M. de Boville, il était si désespéré, qu’il était évident que toutes les facultés de son esprit, absorbées dans la pensée qui l’occupait en ce moment, ne laissaient ni à sa mémoire ni à son imagination le loisir de s’égarer dans le passé.
L’Anglais, avec le flegme de sa nation, lui posa à peu près dans les mêmes termes la même question qu’il venait de poser au maire de Marseille.
«Oh! monsieur, s’écria M. de Boville, vos craintes sont malheureusement on ne peut plus fondées, et vous voyez un homme désespéré. J’avais deux cent mille francs placés dans la maison Morreclass="underline" ces deux cent mille francs étaient la dot de ma fille que je comptais marier dans quinze jours; ces deux cent mille francs étaient remboursables, cent mille le 15 de ce mois-ci, cent mille le 15 du mois prochain. J’avais donné avis à M. Morrel du désir que j’avais que ce remboursement fût fait exactement, et voilà qu’il est venu ici, monsieur, il y a à peine une demi-heure, pour me dire que si son bâtiment le Pharaon n’était pas rentré d’ici au 15, il se trouverait dans l’impossibilité de me faire ce paiement.
– Mais, dit l’Anglais, cela ressemble fort à un atermoiement.
– Dites monsieur, que cela ressemble à une banqueroute!» s’écria M. de Boville désespéré.
L’Anglais parut réfléchir un instant, puis il dit:
«Ainsi, monsieur, cette créance vous inspire des craintes?
– C’est-à-dire que je la regarde comme perdue.
– Eh bien, moi, je vous l’achète.
– Vous?
– Oui, moi.
– Mais à un rabais énorme, sans doute?
– Non, moyennant deux cent mille francs; notre maison, ajouta l’Anglais en riant, ne fait pas de ces sortes d’affaires.
– Et vous payez?
– Comptant.»
Et l’Anglais tira de sa poche une liasse de billets de banque qui pouvait faire le double de la somme que M. de Boville craignait de perdre. Un éclair de joie passa sur le visage de M. de Boville; mais cependant il fit un effort sur lui-même et dit:
«Monsieur, je dois vous prévenir que, selon toute probabilité, vous n’aurez pas six du cent de cette somme.
– Cela ne me regarde pas, répondit l’Anglais; cela regarde la maison Thomson et French, au nom de laquelle j’agis. Peut-être a-t-elle intérêt à hâter la ruine d’une maison rivale. Mais ce que je sais, monsieur, c’est que je suis prêt à vous compter cette somme contre le transport que vous m’en ferez; seulement je demanderai un droit de courtage.
– Comment, monsieur, c’est trop juste! s’écria M. de Boville. La commission est ordinairement de un et demi: voulez-vous deux? voulez-vous trois? voulez-vous cinq? voulez-vous plus, enfin? Parlez?
– Monsieur, reprit l’Anglais en riant, je suis comme ma maison, je ne fais pas de ces sortes d’affaires; non: mon droit de courtage est de tout autre nature.
– Parlez donc, monsieur, je vous écoute.
– Vous êtes inspecteur des prisons?
– Depuis plus de quatorze ans.
– Vous tenez des registres d’entrée et de sortie?
– Sans doute.
– À ces registres doivent être jointes des notes relatives aux prisonniers?
– Chaque prisonnier a son dossier.
– Eh bien, monsieur, j’ai été élevé à Rome par un pauvre diable d’abbé qui a disparu tout à coup. J’ai appris, depuis, qu’il avait été détenu au château d’If, et je voudrais avoir quelques détails sur sa mort.