Fernand ouvrit la bouche pour répondre; mais la voix expira dans sa gorge, et il ne put articuler un seul mot.
«Aujourd’hui les accords, demain ou après-demain les fiançailles… diable! vous êtes bien pressé, capitaine.
– Danglars, reprit Edmond en souriant, je vous dirai comme Mercédès disait tout à l’heure à Caderousse: ne me donnez pas le titre qui ne me convient pas encore, cela me porterait malheur.
– Pardon, répondit Danglars; je disais donc simplement que vous paraissiez bien pressé; que diable! nous avons le temps: le Pharaon ne se remettra guère en mer avant trois mois.
– On est toujours pressé d’être heureux, monsieur Danglars, car lorsqu’on a souffert longtemps on a grand-peine à croire au bonheur. Mais ce n’est pas l’égoïsme seul qui me fait agir: il faut que j’aille à Paris.
– Ah! vraiment! à Paris: et c’est la première fois que vous y allez, Dantès?
– Oui.
– Vous y avez affaire?
– Pas pour mon compte: une dernière commission de notre pauvre capitaine Leclère à remplir; vous comprenez, Danglars, c’est sacré. D’ailleurs soyez tranquille, je ne prendrai que le temps d’aller et revenir.
– Oui, oui, je comprends», dit tout haut Danglars.
Puis tout bas:
«À Paris, pour remettre à son adresse sans doute la lettre que le grand maréchal lui a donnée. Pardieu! cette lettre me fait pousser une idée, une excellente idée! Ah! Dantès, mon ami, tu n’es pas encore couché au registre du Pharaon sous le numéro 1.»
Puis se retournant vers Edmond, qui s’éloignait déjà:
«Bon voyage! lui cria-t-il.
– Merci», répondit Edmond en retournant la tête et en accompagnant ce mouvement d’un geste amical.
Puis les deux amants continuèrent leur route, calmes et joyeux comme deux élus qui montent au ciel.
IV. Complot.
Danglars suivit Edmond et Mercédès des yeux jusqu’à ce que les deux amants eussent disparu à l’un des angles du fort Saint-Nicolas; puis, se retournant alors, il aperçut Fernand, qui était retombé pâle et frémissant sur sa chaise, tandis que Caderousse balbutiait les paroles d’une chanson à boire.
«Ah çà! mon cher monsieur, dit Danglars à Fernand, voilà un mariage qui ne me paraît pas faire le bonheur de tout le monde!
– Il me désespère, dit Fernand.
– Vous aimiez donc Mercédès?
– Je l’adorais!
– Depuis longtemps?
– Depuis que nous nous connaissons, je l’ai toujours aimée.
– Et vous êtes là à vous arracher les cheveux, au lieu de chercher remède à la chose! Que diable! je ne croyais pas que ce fût ainsi qu’agissaient les gens de votre nation.
– Que voulez-vous que je fasse? demanda Fernand.
– Et que sais-je, moi? Est-ce que cela me regarde? Ce n’est pas moi, ce me semble, qui suis amoureux de Mlle Mercédès, mais vous. Cherchez, dit l’Évangile, et vous trouverez.
– J’avais trouvé déjà.
– Quoi?
– Je voulais poignarder l’homme, mais la femme m’a dit que s’il arrivait malheur à son fiancé, elle se tuerait.
– Bah! on dit ces choses-là, mais on ne les fait point.
– Vous ne connaissez point Mercédès, monsieur: du moment où elle a menacé, elle exécuterait.
– Imbécile! murmura Danglars: qu’elle se tue ou non, que m’importe, pourvu que Dantès ne soit point capitaine.
– Et avant que Mercédès meure, reprit Fernand avec l’accent d’une immuable résolution, je mourrais moi-même.
– En voilà de l’amour! dit Caderousse d’une voix de plus en plus avinée; en voilà, ou je ne m’y connais plus!
– Voyons, dit Danglars, vous me paraissez un gentil garçon, et je voudrais, le diable m’emporte! vous tirer de peine; mais…
– Oui, dit Caderousse, voyons.
– Mon cher, reprit Danglars, tu es aux trois quarts ivres: achève la bouteille, et tu le seras tout à fait. Bois, et ne te mêle pas de ce que nous faisons: pour ce que nous faisons il faut avoir toute sa tête.
– Moi ivre? dit Caderousse, allons donc! J’en boirais encore quatre, de tes bouteilles, qui ne sont pas plus grandes que des bouteilles d’eau de Cologne! Père Pamphile, du vin!»
Et pour joindre la preuve à la proposition, Caderousse frappa avec son verre sur la table.
«Vous disiez donc, monsieur? reprit Fernand, attendant avec avidité la suite de la phrase interrompue.
– Que disais-je? Je ne me le rappelle plus. Cet ivrogne de Caderousse m’a fait perdre le fil de mes pensées.
– Ivrogne tant que tu le voudras; tant pis pour ceux qui craignent le vin, c’est qu’ils ont quelque mauvaise pensée qu’ils craignent que le vin ne leur tire du cœur.»
Et Caderousse se mit à chanter les deux derniers vers d’une chanson fort en vogue à cette époque:
Tous les méchants sont buveurs d’eau,
C’est bien prouvé par le déluge.
«Vous disiez, monsieur, reprit Fernand, que vous voudriez me tirer de peine; mais, ajoutiez-vous…
– Oui, mais, ajoutais-je… pour vous tirer de peine il suffit que Dantès n’épouse pas celle que vous aimez et le mariage peut très bien manquer, ce me semble, sans que Dantès meure.
– La mort seule les séparera, dit Fernand.
– Vous raisonnez comme un coquillage, mon ami, dit Caderousse, et voilà Danglars, qui est un finaud, un malin, un grec, qui va vous prouver que vous avez tort. Prouve, Danglars. J’ai répondu de toi. Dis-lui qu’il n’est pas besoin que Dantès meure; d’ailleurs ce serait fâcheux qu’il mourût, Dantès. C’est un bon garçon, je l’aime, moi, Dantès. À ta santé, Dantès.»
Fernand se leva avec impatience.
«Laissez-le dire, reprit Danglars en retenant le jeune homme, et d’ailleurs, tout ivre qu’il est, il ne fait point si grande erreur. L’absence disjoint tout aussi bien que la mort; et supposez qu’il y ait entre Edmond et Mercédès les murailles d’une prison, ils seront séparés ni plus ni moins que s’il y avait là la pierre d’une tombe.
– Oui, mais on sort de prison, dit Caderousse, qui avec les restes de son intelligence se cramponnait à la conversation, et quand on est sorti de prison et qu’on s’appelle Edmond Dantès, on se venge.
– Qu’importe! murmura Fernand.
– D’ailleurs, reprit Caderousse, pourquoi mettrait-on Dantès en prison? Il n’a ni volé, ni tué, ni assassiné.
– Tais-toi, dit Danglars.
– Je ne veux pas me taire, moi, dit Caderousse. Je veux qu’on me dise pourquoi on mettrait Dantès en prison. Moi, j’aime Dantès. À ta santé, Dantès!»
Et il avala un nouveau verre de vin. Danglars suivit dans les yeux atones du tailleur les progrès de l’ivresse, et se tournant vers Fernand:
«Eh bien, comprenez-vous, dit-il, qu’il n’y a pas besoin de le tuer?
– Non, certes, si, comme vous le disiez tout à l’heure, on avait le moyen de faire arrêter Dantès. Mais ce moyen, l’avez-vous?
– En cherchant bien, dit Danglars, on pourrait le trouver. Mais continua-t-il, de quoi diable! vais-je me mêler là; est-ce que cela me regarde?