– C’est effrayant, mais c’est admirable, dit la jeune femme immobile d’attention; je croyais, je l’avoue, toutes ces histoires des inventions du Moyen Âge?
– Oui, sans doute, mais qui se sont encore perfectionnées de nos jours. À quoi donc voulez-vous que servent le temps, les encouragements, les médailles, les croix, les prix Montyon, si ce n’est pour mener la société vers sa plus grande perfection? Or, l’homme ne sera parfait que lorsqu’il saura créer et détruire comme Dieu, il sait déjà détruire, c’est la moitié du chemin de fait.
– De sorte, reprit Mme de Villefort revenant invariablement à son but, que les poisons des Borgia, des Médicis, des René, des Ruggieri, et plus tard probablement du baron de Trenk, dont ont tant abusé le drame moderne et le roman…
– Étaient des objets d’art, madame, pas autre chose, répondit le comte. Croyez-vous que le vrai savant s’adresse banalement à l’individu même? Non pas. La science aime les ricochets, les tours de force, la fantaisie, si l’on peut dire cela. Ainsi, par exemple cet excellent abbé Adelmonte, dont je vous parlais tout à l’heure, avait fait, sous ce rapport, des expériences étonnantes.
– Vraiment!
– Oui, je vous en citerai une seule. Il avait un fort beau jardin plein de légumes, de fleurs et de fruits; parmi ces légumes, il choisissait le plus honnête de tous, un chou, par exemple. Pendant trois jours il arrosait ce chou avec une dissolution d’arsenic; le troisième jour, le chou tombait malade et jaunissait, c’était le moment de le couper; pour tous il paraissait mûr et conservait son apparence honnête: pour l’abbé Adelmonte seul il était empoisonné. Alors, il apportait le chou chez lui, prenait un lapin – l’abbé Adelmonte avait une collection de lapins, de chats et de cochons d’Inde qui ne le cédait en rien à sa collection de légumes, de fleurs et de fruits – l’abbé Adelmonte prenait donc un lapin et lui faisait manger une feuille de chou, le lapin mourait. Quel est le juge d’instruction qui oserait trouver à redire à cela, et quel est le procureur du roi qui s’est jamais avisé de dresser contre M. Magendie ou M. Flourens un réquisitoire à propos des lapins, des cochons d’Inde et des chats qu’ils ont tués? Aucun. Voilà donc le lapin mort sans que la justice s’en inquiète. Ce lapin mort, l’abbé Adelmonte le fait vider par sa cuisinière et jette les intestins sur un fumier. Sur ce fumier, il y a une poule, elle becquette ces intestins, tombe malade à son tour et meurt le lendemain. Au moment où elle se débat dans les convulsions de l’agonie, un vautour passe (il y a beaucoup de vautours dans le pays d’Adelmonte), celui-là fond sur le cadavre, l’emporte sur un rocher et en dîne. Trois jours après, le pauvre vautour, qui, depuis ce repas, s’est trouvé constamment indisposé, se sent pris d’un étourdissement au plus haut de la nue; il roule dans le vide et vient tomber lourdement dans votre vivier, le brochet, l’anguille et la murène mangent goulûment, vous savez cela, ils mordent le vautour… Eh bien, supposez que le lendemain l’on serve sur votre table cette anguille, ce brochet ou cette murène, empoisonnés à la quatrième génération, votre convive, lui, sera empoisonné à la cinquième et mourra au bout de huit ou dix jours de douleurs d’entrailles, de maux de cœur, d’abcès au pylore. On fera l’autopsie, et les médecins diront: «Le sujet est mort d’une tumeur au foie ou d’une fièvre typhoïde.»
– Mais, dit Mme de Villefort, toutes ces circonstances, que vous enchaînez les unes aux autres peuvent être rompues par le moindre accident; le vautour peut ne pas passer à temps ou tomber à cent pas du vivier.
– Ah! voilà justement où est l’art: pour être un grand chimiste en Orient, il faut diriger le hasard; on y arrive.»
Mme de Villefort était rêveuse et écoutait.
«Mais, dit-elle, l’arsenic est indélébile; de quelque façon qu’on l’absorbe, il se retrouvera dans le corps de l’homme, du moment où il sera entré en quantité suffisante pour donner la mort.
– Bien! s’écria Monte-Cristo, bien! voilà justement ce que je dis à ce bon Adelmonte.
«Il réfléchit, sourit, et me répondit par un proverbe sicilien, qui est aussi, je crois, un proverbe français: «Mon enfant, le monde n’a pas été fait en un jour, mais en sept; revenez dimanche.»
«Le dimanche suivant, je revins; au lieu d’avoir arrosé son chou avec de l’arsenic, il l’avait arrosé avec une dissolution de sel à bas de strychnine, strychnos colubrina, comme disent les savants. Cette fois le chou n’avait pas l’air malade le moins du monde; aussi le lapin ne s’en défia-t-il point, aussi cinq minutes après le lapin était-il mort; la poule mangea le lapin, et le lendemain elle était trépassée. Alors nous fîmes les vautours, nous emportâmes la poule et nous l’ouvrîmes. Cette fois tous les symptômes particuliers avaient disparu, et il ne restait que les symptômes généraux. Aucune indication particulière dans aucun organe; exaspération du système nerveux, voilà tout, et trace de congestion cérébrale, pas davantage; la poule n’avait pas été empoisonnée, elle était morte d’apoplexie. C’est un cas rare chez les poules, je le sais bien, mais fort commun chez les hommes.»
Mme de Villefort paraissait de plus en plus rêveuse.
«C’est bien heureux, dit-elle, que de pareilles substances ne puissent être préparées que par des chimistes, car, en vérité, la moitié du monde empoisonnerait l’autre.
– Par des chimistes ou des personnes qui s’occupent de chimie, répondit négligemment Monte-Cristo.
– Et puis, dit Mme de Villefort s’arrachant elle-même et avec effort à ses pensées, si savamment préparé qu’il soit, le crime est toujours le crime: et s’il échappe à l’investigation humaine, il n’échappe pas au regard de Dieu. Les Orientaux sont plus forts que nous sur les cas de conscience, et ont prudemment supprimé l’enfer; voilà tout.
– Eh! madame, ceci est un scrupule qui doit naturellement naître dans une âme honnête comme la vôtre, mais qui en serait bientôt déraciné par le raisonnement. Le mauvais côté de la pensée humaine sera toujours résumé par ce paradoxe de Jean-Jacques Rousseau, vous savez: «Le mandarin qu’on tue à cinq mille lieues en levant le bout du doigt.» La vie de l’homme se passe à faire de ces choses-là, et son intelligence s’épuise à les rêver. Vous trouvez fort peu de gens qui s’en aillent brutalement planter un couteau dans le cœur de leur semblable ou qui administrent, pour le faire disparaître de la surface du globe, cette quantité d’arsenic que nous disions tout à l’heure. C’est là réellement une excentricité ou une bêtise. Pour en arriver là, il faut que le sang se chauffe à trente-six degrés, que le pouls batte à quatre-vingt-dix pulsations, et que l’âme sorte de ses limites ordinaires; mais si, passant, comme cela se pratique en philologie, du mot au synonyme mitigé, vous faites une simple élimination; au lieu de commettre un ignoble assassinat, si vous écartez purement et simplement de votre chemin celui qui vous gêne, et cela sans choc, sans violence, sans l’appareil de ces souffrances, qui, devenant un supplice, font de la victime un martyr, et de celui qui agit un carnifex dans toute la force du mot; s’il n’y a ni sang, ni hurlements, ni contorsions, ni surtout cette horrible et compromettante instantanéité de l’accomplissement, alors vous échappez au coup de la loi humaine qui vous dit: «Ne trouble pas la société!» Voilà comment procèdent et réussissent les gens d’Orient, personnages graves et flegmatiques, qui s’inquiètent peu des questions de temps dans les conjonctures d’une certaine importance.