D’ailleurs, tout le reste de la personne d’Eugénie s’alliait avec cette tête que nous venons d’essayer de décrire. C’était, comme l’avait dit Château-Renaud, la Diane chasseresse, mais avec quelque chose encore de plus ferme et de plus musculeux dans sa beauté.
Quant à l’éducation, qu’elle avait reçue, s’il y avait un reproche à lui faire, c’est que, comme certains points de sa physionomie, elle semblait un peu appartenir à un autre sexe. En effet, elle parlait deux ou trois langues, dessinait facilement, faisait des vers et composait de la musique; elle était surtout passionnée pour ce dernier art, qu’elle étudiait avec une de ses amies de pension, jeune personne sans fortune, mais ayant toutes les dispositions possibles pour devenir, à ce que l’on assurait, une excellente cantatrice. Un grand compositeur portait, disait-on, à cette dernière, un intérêt presque paternel, et la faisait travailler avec l’espoir qu’elle trouverait un jour une fortune dans sa voix.
Cette possibilité que Mlle Louise d’Armilly, c’était le nom de la jeune virtuose, entrât un jour au théâtre faisait que Mlle Danglars, quoique la recevant chez elle, ne se montrait point en public en sa compagnie. Du reste, sans avoir dans la maison du banquier la position indépendante d’une amie, Louise avait une position supérieure à celle des institutrices ordinaires.
Quelques secondes après l’entrée de Mme Danglars dans sa loge, la toile avait baissé et, grâce à cette faculté, laissée par la longueur des entractes, de se promener au foyer ou de faire des visites pendant une demi-heure, l’orchestre s’était à peu près dégarni.
Morcerf et Château-Renaud étaient sortis des premiers. Un instant Mme Danglars avait pensé que cet empressement d’Albert avait pour but de lui venir présenter ses compliments, et elle s’était penchée à l’oreille de sa fille pour lui annoncer cette visite, mais celle-ci s’était contentée de secouer la tête en souriant; et en même temps, comme pour prouver combien la dénégation d’Eugénie était fondée, Morcerf apparut dans une loge de côté du premier rang. Cette loge était celle de la comtesse G…
«Ah! vous voilà, monsieur le voyageur, dit celle-ci en lui tendant la main avec toute la cordialité d’une vieille connaissance; c’est bien aimable à vous de m’avoir reconnue, et surtout de m’avoir donné la préférence pour votre première visite.
– Croyez, madame, répondit Albert, que si j’eusse su votre arrivée à Paris et connu votre adresse, je n’eusse point attendu si tard. Mais veuillez me permettre de vous présenter M. le baron de Château-Renaud, mon ami, un des rares gentilshommes qui restent encore en France, et par lequel je viens d’apprendre que vous étiez aux courses du Champ-de-Mars.»
Château-Renaud salua.
«Ah! vous étiez aux courses, monsieur? dit vivement la comtesse.
– Oui, madame.
– Eh bien, reprit vivement Mme G…, pouvez-vous me dire à qui appartenait le cheval qui a gagné le prix du Jockey-Club?
– Non, madame, dit Château-Renaud, et je faisais tout à l’heure la même question à Albert.
– Y tenez-vous beaucoup, madame la comtesse? demanda Albert.
– À quoi?
– À connaître le maître du cheval?
– Infiniment. Imaginez-vous… Mais sauriez-vous qui, par hasard, vicomte?
– Madame, vous alliez raconter une histoire: imaginez-vous, avez-vous dit.
– Eh bien, imaginez-vous que ce charmant cheval alezan et ce joli petit jockey à casaque rose m’avaient, à la première vue, inspiré une si vive sympathie, que je faisais des vœux pour l’un et pour l’autre, exactement comme si j’avais engagé sur eux la moitié de ma fortune; aussi, lorsque je les vis arriver au but, devançant les autres coureurs de trois longueurs de cheval, je fus si joyeuse que je me mis à battre des mains comme une folle. Figurez-vous mon étonnement lorsque, en rentrant chez moi, je rencontrai sur mon escalier le petit jockey rose! Je crus que le vainqueur de la course demeurait par hasard dans la même maison que moi, lorsque, en ouvrant la porte de mon salon, la première chose que je vis fut la coupe d’or qui formait le prix gagné par le cheval et le jockey inconnus. Dans la coupe il y avait un petit papier sur lequel étaient écrits ces mots: «À la comtesse G…, Lord Ruthwen.»
– C’est justement cela, dit Morcerf.
– Comment! c’est justement cela; que voulez-vous dire?
– Je veux dire que c’est Lord Ruthwen en personne.
– Quel Lord Ruthwen?
– Le nôtre, le vampire, celui du théâtre Argentina.
– Vraiment! s’écria la comtesse; il est donc ici?
– Parfaitement.
– Et vous le voyez? vous le recevez? vous allez chez lui?
– C’est mon ami intime, et M. de Château-Renaud lui-même a l’honneur de le connaître.
– Qui peut vous faire croire que c’est lui qui a gagné?
– Son cheval inscrit sous le nom de Vampa…
– Eh bien, après?
– Eh bien, vous ne vous rappelez pas le nom du fameux bandit qui m’avait fait prisonnier?
– Ah! c’est vrai.
– Et des mains duquel le comte m’a miraculeusement tiré?
– Si fait.
– Il s’appelait Vampa. Vous voyez bien que c’est lui.
– Mais pourquoi m’a-t-il envoyé cette coupe, à moi?
– D’abord, madame la comtesse, parce que je lui avais fort parlé de vous, comme vous pouvez le croire; ensuite parce qu’il aura été enchanté de retrouver une compatriote, et heureux de l’intérêt que cette compatriote prenait à lui.
– J’espère bien que vous ne lui avez jamais raconté les folies que nous avons dites à son sujet!
– Ma foi, je n’en jurerais pas, et cette façon de vous offrir cette coupe sous le nom de Lord Ruthwen…
– Mais c’est affreux, il va m’en vouloir mortellement.
– Son procédé est-il celui d’un ennemi?
– Non, je l’avoue.
– Eh bien!
– Ainsi, il est à Paris?
– Oui.
– Et quelle sensation a-t-il faite?
– Mais, dit Albert, on en a parlé huit jours, puis sont arrivés le couronnement de la reine d’Angleterre et le vol des diamants de Mlle Mars, et l’on n’a plus parlé que de cela.
– Mon cher, dit Château-Renaud, on voit bien que le comte est votre ami, vous le traitez en conséquence. Ne croyez pas ce que vous dit Albert, madame la comtesse, il n’est au contraire question que du comte de Monte-Cristo à Paris. Il a d’abord débuté par envoyer à Mme Danglars des chevaux de trente mille francs; puis il a sauvé la vie à Mme de Villefort; puis il a gagné la course du Jockey-Club à ce qu’il paraît. Je maintiens au contraire, moi, quoi qu’en dise Morcerf, qu’on s’occupe encore du comte en ce moment, et qu’on ne s’occupera même plus que de lui dans un mois, s’il veut continuer de faire de l’excentricité, ce qui, au reste, paraît être sa manière de vivre ordinaire.
– C’est possible, dit Morcerf; en attendant, qui donc a repris la loge de l’ambassadeur de Russie?
– Laquelle? demanda la comtesse.
– L’entre-colonne du premier rang; elle me semble parfaitement remise à neuf.