La tête petite et anguleuse de cet homme, ses cheveux blanchissants, sa moustache épaisse et grise le firent reconnaître par Baptistin, qui avait l’exact signalement du visiteur et qui l’attendait au bas du vestibule. Aussi, à peine eut-il prononcé son nom devant le serviteur intelligent, que Monte-Cristo était prévenu de son arrivée.
On introduisit l’étranger dans le salon le plus simple. Le comte l’y attendait et alla au-devant de lui d’un air riant.
«Ah! cher monsieur, dit-il, soyez le bienvenu. Je vous attendais.
– Vraiment, dit le Lucquois, Votre Excellence m’attendait.
– Oui, j’avais été prévenu de votre arrivée pour aujourd’hui à sept heures.
– De mon arrivée? Ainsi vous étiez prévenu?
– Parfaitement.
– Ah! tant mieux! Je craignais, je l’avoue, que l’on n’eût oublié cette petite précaution.
– Laquelle?
– De vous prévenir.
– Oh! non pas!
– Mais vous êtes sûr de ne pas vous tromper?
– J’en suis sûr.
– C’est bien moi que Votre Excellence attendait aujourd’hui à sept heures?
– C’est bien vous. D’ailleurs, vérifions.
– Oh! si vous m’attendiez, dit le Lucquois, ce n’est pas la peine.
– Si fait! si fait!» dit Monte-Cristo.
Le Lucquois parut légèrement inquiet.
«Voyons, dit Monte-Cristo, n’êtes-vous pas monsieur le marquis Bartolomeo Cavalcanti?
– Bartolomeo Cavalcanti, répéta le Lucquois joyeux, c’est bien cela.
– Ex-major au service d’Autriche?
– Était-ce major que j’étais? demanda timidement le vieux militaire.
– Oui, dit Monte-Cristo, c’était major. C’est le nom que l’on donne en France au grade que vous occupiez en Italie.
– Bon, dit le Lucquois, je ne demande pas mieux, moi, vous comprenez…
– D’ailleurs, vous ne venez pas ici de votre propre mouvement, reprit Monte-Cristo.
– Oh! bien certainement.
– Vous m’êtes adressé par quelqu’un.
– Oui.
– Par cet excellent abbé Busoni?
– C’est cela! s’écria le major joyeux.
– Et vous avez une lettre?
– La voilà.
– Eh pardieu! vous voyez bien. Donnez donc.»
Et Monte-Cristo prit la lettre qu’il ouvrit et qu’il lut.
Le major regardait le comte avec de gros yeux étonnés qui se portaient curieusement sur chaque partie de l’appartement, mais qui revenaient invariablement à son propriétaire.
«C’est bien cela… ce cher abbé, «le major Cavalcanti, un digne praticien de Lucques, descendant des Cavalcanti de Florence, continua Monte-Cristo tout en lisant, jouissant d’une fortune d’un demi-million de revenu.»
Monte-Cristo leva les yeux de dessus le papier et salua.
«D’un demi-million, dit-il; peste! mon cher monsieur Cavalcanti.
– Y a-t-il un demi-million? demanda le Lucquois.
– En toutes lettres; et cela doit être, l’abbé Busoni est l’homme qui connaît le mieux toutes les grandes fortunes de l’Europe.
– Va pour un demi-million, dit le Lucquois; mais, ma parole d’honneur, je ne croyais pas que cela montât si haut.
– Parce que vous avez un intendant qui vous vole; que voulez-vous, cher monsieur Cavalcanti, il faut bien passer par là!
– Vous venez de m’éclairer, dit gravement le Lucquois, je mettrai le drôle à la porte.»
Monte-Cristo continua:
– «Et auquel il ne manquerait qu’une chose pour être heureux».
– Oh! mon Dieu, oui! une seule, dit le Lucquois avec un soupir.
– «De retrouver un fils adoré.»
– Un fils adoré!
– «Enlevé dans sa jeunesse, soit par un ennemi de sa noble famille, soit par des Bohémiens.»
– À l’âge de cinq ans, monsieur, dit le Lucquois avec un profond soupir et en levant les yeux au ciel.
– Pauvre père!» dit Monte-Cristo.
Le comte continua:
– «Je lui rends l’espoir, je lui rends la vie, monsieur le comte, en lui annonçant que ce fils, que depuis quinze ans il cherche vainement, vous pouvez le lui faire retrouver.»
Le Lucquois regarda Monte-Cristo avec une indéfinissable expression d’inquiétude.
«Je le puis», répondit Monte-Cristo.
Le major se redressa.
«Ah! ah! dit-il, la lettre était donc vraie jusqu’au bout?
– En aviez-vous douté, cher monsieur Bartolomeo?
– Non pas, jamais! Comment donc! un homme grave, un homme revêtu d’un caractère religieux comme l’abbé Busoni, ne se serait pas permis une plaisanterie pareille; mais vous n’avez pas tout lu, Excellence.
– Ah! c’est vrai, dit Monte-Cristo, il y a un post-scriptum.
– Oui, répéta le Lucquois… il…y… a… un… post-scriptum.
– «Pour ne point causer au major Cavalcanti l’embarras de déplacer des fonds chez son banquier, je lui envoie une traite de deux mille francs pour ses frais de voyage, et le crédit sur vous de la somme de quarante-huit mille francs que vous restez me redevoir.»
Le major suivit des yeux ce post-scriptum avec une visible anxiété.
«Bon! se contenta de dire le comte.
– Il a dit bon, murmura le Lucquois. Ainsi… monsieur… reprit-il.
– Ainsi?… demanda Monte-Cristo.
– Ainsi, le post-scriptum…
– Eh bien, le post-scriptum?…
– Est accueilli par vous aussi favorablement que le reste de la lettre?
– Certainement. Nous sommes en compte, l’abbé Busoni et moi; je ne sais pas si c’est quarante-huit mille livres précisément que je reste lui redevoir, nous n’en sommes pas entre nous à quelques billets de banque. Ah çà! vous attachiez donc une si grande importance à ce post-scriptum, cher monsieur Cavalcanti?
– Je vous avouerai, répondit le Lucquois, que plein de confiance dans la signature de l’abbé Busoni, je ne m’étais pas muni d’autres fonds; de sorte que si cette ressource m’eût manqué, je me serais trouvé fort embarrassé à Paris.
– Est-ce qu’un homme comme vous est embarrassé quelque part? dit Monte-Cristo; allons donc!
– Dame! ne connaissant personne, fit le Lucquois.
– Mais on vous connaît, vous.
– Oui, l’on me connaît, de sorte que…
– Achevez, cher monsieur Cavalcanti!
– De sorte que vous me remettrez ces quarante-huit mille livres?
– À votre première réquisition.»
Le major roulait de gros yeux ébahis.
«Mais asseyez-vous donc, dit Monte-Cristo: en vérité, je ne sais ce que je fais… je vous tiens debout depuis un quart d’heure.
– Ne faites pas attention.»