«Le jeune pâtre s’arrêta comme si ses pieds eussent pris racine. Il appuya la crosse de son fusil à l’épaule, leva lentement le canon dans la direction du ravisseur, le suivit une seconde dans sa course et fit feu.
«Le ravisseur s’arrêta court; ses genoux plièrent et il tomba entraînant Teresa dans sa chute.
«Mais Teresa se releva aussitôt, quant au fugitif, il resta couché, se débattant dans les convulsions de l’agonie.
«Vampa s’élança aussitôt vers Teresa, car à dix pas du moribond les jambes lui avaient manqué à son tour, et elle était retombée à genoux: le jeune homme avait cette crainte terrible que la balle qui venait d’abattre son ennemi n’eût en même temps blessé sa fiancée.
«Heureusement il n’en était rien, c’était le terreur seule qui avait paralysé les forces de Teresa. Lorsque Luigi se fut bien assuré qu’elle était saine et sauve, il se retourna vers le blessé.
«Il venait d’expirer les poings fermés, la bouche contractée par la douleur, et les cheveux hérissés sous la sueur de l’agonie.
«Ses yeux étaient restés ouverts et menaçants.
«Vampa s’approcha du cadavre, et reconnut Cucumetto.
«Depuis le jour où le bandit avait été sauvé par les deux jeunes gens, il était devenu amoureux de Teresa et avait juré que la jeune fille serait à lui. Depuis ce jour il l’avait épiée; et, profitant du moment où son amant l’avait laissée seule pour indiquer le chemin au voyageur, il l’avait enlevée et la croyait déjà à lui, lorsque la balle de Vampa, guidée par le coup d’œil infaillible du jeune pâtre, lui avait traversé le cœur.
«Vampa le regarda un instant sans que la moindre émotion se trahît sur son visage, tandis qu’au contraire Teresa, toute tremblante encore, n’osait se rapprocher du bandit mort qu’à petits pas, et jetait en hésitant un coup d’œil sur le cadavre par-dessus l’épaule de son amant.
«Au bout d’un instant, Vampa se retourna vers sa maîtresse:
«- Ah! ah! dit-il, c’est bien, tu es habillée; à mon tour de faire ma toilette.
«En effet, Teresa était revêtue de la tête aux pieds du costume de la fille du comte de San-Felice.
«Vampa prit le corps de Cucumetto entre ses bras, l’emporta dans la grotte, tandis qu’à son tour Teresa restait dehors.
«Si un second voyageur fût alors passé, il eût vu une chose étrange: c’était une bergère gardant ses brebis avec une robe de cachemire, des boucles d’oreilles et un collier de perles, des épingles de diamants et des boutons de saphirs, d’émeraudes et de rubis.
«Sans doute, il se fût cru revenu au temps de Florian, et eût affirmé, en revenant à Paris, qu’il avait rencontré la bergère des Alpes assise au pied des monts Sabins.
«Au bout d’un quart d’heure, Vampa sortit à son tour de la grotte. Son costume n’était pas moins élégant, dans son genre, que celui de Teresa.
«Il avait une veste de velours grenat à boutons d’or ciselé, un gilet de soie tout couvert de broderies. une écharpe romaine nouée autour du cou, une cartouchière toute piquée d’or et de soie rouge et verte; des culottes de velours bleu de ciel attachées au-dessous du genou par des boucles de diamants, des guêtres de peau de daim bariolées de mille arabesques, et un chapeau où flottaient des rubans de toutes couleurs; deux montres pendaient à sa ceinture, et un magnifique poignard était passé à sa cartouchière.
«Teresa jeta un cri d’admiration. Vampa, sous cet habit, ressemblait à une peinture de Léopold Robert ou de Schnetz.
«Il avait revêtu le costume complet de Cucumetto.
«Le jeune homme s’aperçut de l’effet qu’il produisait sur sa fiancée, et un sourire d’orgueil passa sur sa bouche.
«- Maintenant, dit-il à Teresa, es-tu prête à partager ma fortune quelle qu’elle soit?
«- Oh oui! s’écria la jeune fille avec enthousiasme.
«- À me suivre partout où j’irai?
«- Au bout du monde.
«- Alors, prends mon bras et partons, car nous n’avons pas de temps à perdre.»
«La jeune fille passa son bras sous celui de son amant, sans même lui demander où il la conduisait; car, en ce moment, il lui paraissait beau, fier et puissant comme un dieu.
«Et tous deux s’avancèrent dans la forêt, dont au bout de quelques minutes, ils eurent franchi la lisière.
«Il va sans dire que tous les sentiers de la montagne étaient connus de Vampa; il avança donc dans la forêt sans hésiter un seul instant, quoiqu’il n’y eût aucun chemin frayé, mais seulement reconnaissant la route qu’il devait suivre à la seule inspection des arbres et des buissons; ils marchèrent ainsi une heure et demie à peu près.
«Au bout de ce temps, ils étaient arrivés à l’endroit le plus touffu du bois. Un torrent dont le lit était à sec conduisait dans une gorge profonde. Vampa prit cet étrange chemin, qui, encaissé entre deux rives et rembruni par l’ombre épaisse des pins, semblait, moins la descente facile, ce sentier de l’Averne dont parle Virgile.
«Teresa, redevenue craintive à l’aspect de ce lieu sauvage et désert, se serrait contre son guide, sans dire une parole; mais comme elle le voyait marcher toujours d’un pas égal, comme un calme profond rayonnait sur son visage, elle avait elle-même la force de dissimuler son émotion.
«Tout à coup, à dix pas d’eux, un homme sembla se détacher d’un arbre derrière lequel il était caché, et mettait Vampa en joue:
«- Pas un pas de plus! cria-t-il, ou tu es mort.
«- Allons donc», dit Vampa en levant la main avec un geste de mépris; tandis que Teresa, ne dissimulant plus sa terreur, se pressait contre lui, «est-ce que les loups se déchirent entre eux!
«- Qui es-tu? demanda la sentinelle.
«- Je suis Luigi Vampa, le berger de la ferme de San-Felice.
«- Que veux-tu?
«- Je veux parler à tes compagnons qui sont à la clairière de Rocca Bianca.
«- Alors, suis-moi, dit la sentinelle, ou plutôt, puisque tu sais où cela est, marche devant.
«Vampa sourit d’un air de mépris à cette précaution du bandit, passa devant avec Teresa et continua son chemin du même pas ferme et tranquille qui l’avait conduit jusque-là.
«Au bout de cinq minutes, le bandit leur fit signe de s’arrêter.
«Les deux jeunes gens obéirent.
«Le bandit imita trois fois le cri du corbeau.
«Un croassement répondit à ce triple appel.
«- C’est bien, dit le bandit. Maintenant tu peux continuer ta route.»
«Luigi et Teresa se remirent en chemin.
«Mais à mesure qu’ils avançaient, Teresa, tremblante se serrait contre son amant; en effet, à travers les arbres, on voyait apparaître des armes et étinceler des canons de fusil.