La sueur monta au visage de Bertuccio; cependant il obéit, et, se penchant en dehors de la voiture, il cria au cocher:
«Rue de la Fontaine, №28.»
Ce №28 était situé à l’extrémité du village. Pendant le voyage, la nuit était venue, ou plutôt un nuage noir tout chargé d’électricité donnait à ces ténèbres prématurées l’apparence et la solennité d’un épisode dramatique.
La voiture s’arrêta et le valet de pied se précipita à la portière, qu’il ouvrit.
«Eh bien, dit le comte, vous ne descendez pas, monsieur Bertuccio? vous restez donc dans la voiture alors? Mais à quoi diable songez-vous donc ce soir?»
Bertuccio se précipita par la portière et présenta son épaule au comte qui, cette fois, s’appuya dessus et descendit un à un les trois degrés du marchepied.
«Frappez, dit le comte, et annoncez-moi.»
Bertuccio frappa, la porte s’ouvrit et le concierge parut.
«Qu’est-ce que c’est? demanda-t-il.
– C’est votre nouveau maître, brave homme», dit le valet de pied.
Et il tendit au concierge le billet de reconnaissance donné par le notaire.
«La maison est donc vendue? demanda le concierge, et c’est monsieur qui vient l’habiter?
– Oui, mon ami, dit le comte, et je tâcherai que vous n’ayez pas à regretter votre ancien maître.
– Oh! monsieur, dit le concierge, je n’aurai pas à le regretter beaucoup, car nous le voyons bien rarement; il y a plus de cinq ans qu’il n’est venu, et il a, ma foi! bien fait de vendre une maison qui ne lui rapportait absolument rien.
– Et comment se nommait votre ancien maître? demanda Monte-Cristo.
– M. le marquis de Saint-Méran; ah! il n’a pas vendu la maison ce qu’elle lui a coûté, j’en suis sûr.
– Le marquis de Saint-Méran! reprit Monte-Cristo; mais il me semble que ce nom ne m’est pas inconnu, dit le comte; le marquis de Saint-Méran…
Et il parut chercher.
«Un vieux gentilhomme continua le concierge, un fidèle serviteur des Bourbons, il avait une fille unique qu’il avait mariée à M. de Villefort, qui a été procureur du roi à Nîmes et ensuite à Versailles.»
Monte-Cristo jeta un regard qui rencontra Bertuccio plus livide que le mur contre lequel il s’appuyait pour ne pas tomber.
«Et cette fille n’est-elle pas morte? demanda Monte-Cristo; il me semble que j’ai entendu dire cela.
– Oui, monsieur, il y a vingt et un ans, et depuis ce temps-là nous n’avons pas revu trois fois le pauvre cher marquis.
– Merci, merci, dit Monte-Cristo, jugeant à la prostration de l’intendant qu’il ne pouvait tendre davantage cette corde sans risquer de la briser; merci! Donnez-moi de la lumière, brave homme.
– Accompagnerai-je monsieur?
– Non, c’est inutile, Bertuccio m’éclairera.
Et Monte-Cristo accompagna ces paroles du don de deux pièces d’or qui soulevèrent une explosion de bénédictions et de soupirs.
«Ah! monsieur! dit le concierge après avoir cherché inutilement sur le rebord de la cheminée et sur les planches y attenantes, c’est que je n’ai pas de bougies ici.
– Prenez une des lanternes de la voiture, Bertuccio, et montrez-moi les appartements», dit le comte.
L’intendant obéit sans observation, mais il était facile à voir, au tremblement de la main qui tenait la lanterne, ce qu’il lui en coûtait pour obéir.
On parcourut un rez-de-chaussée assez vaste; un premier étage composé d’un salon, d’une salle de bain et de deux chambres à coucher. Par une de ces chambres à coucher, on arrivait à un escalier tournant dont l’extrémité aboutissait au jardin.
«Tiens, voilà un escalier de dégagement, dit le comte, c’est assez commode. Éclairez-moi, monsieur Bertuccio; passez devant, et allons où cet escalier nous conduira.
– Monsieur, dit Bertuccio, il va au jardin.
– Et comment savez-vous cela, je vous prie?
– C’est-à-dire qu’il doit y aller.
– Eh bien, assurons-nous-en.»
Bertuccio poussa un soupir et marcha devant. L’escalier aboutissait effectivement au jardin.
À la porte extérieure l’intendant s’arrêta.
«Allons donc, monsieur Bertuccio!» dit le comte.
Mais celui auquel il s’adressait était abasourdi, stupide, anéanti. Ses yeux égarés cherchaient tout autour de lui comme les traces d’un passé terrible, et de ses mains crispées il semblait essayer de repousser des souvenirs affreux.
«Eh bien? insista le comte.
– Non! non! s’écria Bertuccio en posant la main à l’angle du mur intérieur; non, monsieur, je n’irai pas plus loin, c’est impossible!
– Qu’est-ce à dire? articula la voix irrésistible de Monte-Cristo.
– Mais vous voyez bien, monsieur, s’écria l’intendant, que cela n’est point naturel; qu’ayant une maison à acheter à Paris, vous l’achetiez justement à Auteuil, et que l’achetant à Auteuil, cette maison soit le №28 de la rue de la Fontaine! Ah! pourquoi ne vous ai-je pas tout dit là-bas, monseigneur. Vous n’auriez certes pas exigé que je vinsse. J’espérais que la maison de monsieur le comte serait une autre maison que celle-ci. Comme s’il n’y avait d’autre maison à Auteuil que celle de l’assassinat!
– Oh! oh! fit Monte-Cristo s’arrêtant tout à coup, quel vilain mot venez-vous de prononcer là! Diable d’homme! Corse enraciné! toujours des mystères ou des superstitions! Voyons, prenez cette lanterne et visitons le jardin; avec moi vous n’aurez pas peur, j’espère!»
Bertuccio ramassa la lanterne et obéit.
La porte en s’ouvrant, découvrit un ciel blafard dans lequel la lune s’efforçait vainement de lutter contre une mer de nuages qui la couvraient de leurs flots sombres qu’elle illuminait un instant, et qui allaient ensuite se perdre, plus sombres encore, dans les profondeurs de l’infini.
L’intendant voulut appuyer sur la gauche.
«Non pas, monsieur, dit Monte-Cristo, à quoi bon suivre les allées? voici une belle pelouse, allons devant nous.»
Bertuccio essuya la sueur qui coulait de son front, mais obéit; cependant, il continuait de prendre à gauche. Monte-Cristo, au contraire, appuyait à droite. Arrivé près d’un massif d’arbres, il s’arrêta.
L’intendant n’y put tenir.
«Éloignez-vous, monsieur! s’écria-t-il, éloignez-vous, je vous en supplie, vous êtes justement à la place!
– À quelle place?
– À la place même où il est tombé.
– Mon cher monsieur Bertuccio, dit Monte-Cristo en riant, revenez à vous, je vous y engage; nous ne sommes pas ici à Sartène ou à Corte. Ceci n’est point un maquis, mais un jardin anglais, mal entretenu, j’en conviens, mais qu’il ne faut pas calomnier pour cela.
– Monsieur, ne restez pas là! ne restez pas là! je vous en supplie.
– Je crois que vous devenez fou, maître Bertuccio, dit froidement le comte; si cela est, prévenez-moi car je vous ferai enfermer dans quelque maison de santé avant qu’il arrive un malheur.
– Hélas! Excellence, dit Bertuccio en secouant la tête et en joignant les mains avec une attitude qui eût fait rire le comte, si des pensées d’un intérêt supérieur ne l’eussent captivé en ce moment et rendu fort attentif aux moindres expansions de cette conscience timorée. Hélas! Excellence, le malheur est arrivé.
– Monsieur Bertuccio, dit le comte, je suis fort aise de vous dire que, tout en gesticulant, vous vous tordez les bras, et que vous roulez des yeux comme un possédé du corps duquel le diable ne veut pas sortir; or, j’ai presque toujours remarqué que le diable le plus entêté à rester à son poste, c’est un secret. Je vous savais Corse, je vous savais sombre et ruminant toujours quelque vieille histoire de vendetta, et je vous passais cela en Italie, parce qu’en Italie ces sortes de choses sont de mise, mais en France on trouve généralement l’assassinat de fort mauvais goût: il y a des gendarmes qui s’en occupent, des juges qui le condamnent et des échafauds qui le vengent.»