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Le comte n’était point un de ces hommes qui font révolution dans une salle; aussi personne ne s’aperçut-il de son arrivée que ceux dans la loge desquels il venait prendre une place.

Monte-Cristo le vit cependant, et un léger sourire effleura ses lèvres.

Quant à Haydée, elle ne voyait rien tant que la toile était levée; comme toutes les natures primitives, elle adorait tout ce qui parle à l’oreille et à la vue.

Le troisième acte s’écoula comme d’habitude; Mlles Noblet, Julia et Leroux exécutèrent leurs entrechats ordinaires; le prince de Grenade fut défié par Robert-Mario; enfin ce majestueux roi que vous savez fit le tour de la salle pour montrer son manteau de velours, en tenant sa fille par la main; puis la toile tomba, et la salle se dégorgea aussitôt dans le foyer et les corridors.

Le comte sortit de sa loge, et un instant après apparut dans celle de la baronne Danglars.

La baronne ne put s’empêcher de jeter un cri de surprise légèrement mêlé de joie.

«Ah! venez donc, monsieur le comte! s’écria-t-elle, car, en vérité, j’avais hâte de joindre mes grâces verbales aux remerciements écrits que je vous ai déjà faits.

– Oh! madame, dit le comte, vous vous rappelez encore cette misère? je l’avais déjà oubliée, moi.

– Oui, mais ce qu’on n’oublie pas, monsieur le comte, c’est que vous avez le lendemain sauvé ma bonne amie Mme de Villefort du danger que lui faisaient courir ces mêmes chevaux.

– Cette fois encore, madame, je ne mérite pas vos remerciements; c’est Ali, mon Nubien, qui a eu le bonheur de rendre à Mme de Villefort cet éminent service.

– Et est-ce aussi Ali, dit le comte de Morcerf, qui a tiré mon fils des bandits romains?

– Non, monsieur le comte, dit Monte-Cristo en serrant la main que le général lui tendait, non; cette fois je prends les remerciements pour mon compte; mais vous me les avez déjà faits, je les ai déjà reçus, et, en vérité, je suis honteux de vous retrouver encore si reconnaissant. Faites-moi donc l’honneur, je vous prie, madame la baronne, de me présenter à mademoiselle votre fille.

– Oh! vous êtes tout présenté, de nom du moins, car il y a deux ou trois jours que nous ne parlons que de vous. Eugénie, continua la baronne en se retournant vers sa fille, monsieur le comte de Monte-Cristo!»

Le comte s’inclina: Mlle Danglars fit un léger mouvement de tête.

«Vous êtes là avec une admirable personne, monsieur le comte, dit Eugénie; est-ce votre fille?

– Non, mademoiselle, dit Monte-Cristo étonné de cette extrême ingénuité ou de cet étonnant aplomb, c’est une pauvre Grecque dont je suis le tuteur.

– Et qui se nomme?…

– Haydée, répondit Monte-Cristo.

– Une Grecque! murmura le comte de Morcerf.

– Oui, comte, dit Mme Danglars; et dites-moi si vous avez jamais vu à la cour d’Ali-Tebelin, que vous avez si glorieusement servi, un aussi admirable costume que celui que nous avons là devant les yeux.

– Ah! dit Monte-Cristo, vous avez servi à Janina, monsieur le comte?

– J’ai été général-inspecteur des troupes du pacha, répondit Morcerf, et mon peu de fortune, je ne le cache pas, vient des libéralités de l’illustre chef albanais.

– Regardez donc! insista Mme Danglars.

– Où cela? balbutia Morcerf.

– Tenez!» dit Monte-Cristo.

Et, enveloppant le comte de son bras, il se pencha avec lui hors la loge.

En ce moment, Haydée, qui cherchait le comte des yeux, aperçut sa tête pâle près de celle de M. de Morcerf, qu’il tenait embrassé.

Cette vue produisit sur la jeune fille l’effet de la tête de Méduse; elle fit un mouvement en avant comme pour les dévorer tous deux du regard, puis, presque aussitôt, elle se rejeta en arrière en poussant un faible cri, qui fut cependant entendu des personnes qui étaient les plus proches d’elle et d’Ali, qui aussitôt ouvrit la porte.

«Tiens, dit Eugénie, que vient-il donc d’arriver à votre pupille, monsieur le comte? On dirait qu’elle se trouve mal.

– En effet, dit le comte, mais ne vous effrayez point, mademoiselle: Haydée est très nerveuse et par conséquent très sensible aux odeurs: un parfum qui lui est antipathique suffit pour la faire évanouir; mais, ajouta le comte en tirant un flacon de sa poche, j’ai là le remède.»

Et, après avoir salué la baronne et sa fille d’un seul et même salut, il échangea une dernière poignée de main avec le comte et avec Debray, et sortit de la loge de Mme Danglars.

Quand il entra dans la sienne, Haydée était encore fort pâle; à peine parut-il qu’elle lui saisit la main. Monte-Cristo s’aperçut que les mains de la jeune fille étaient humides et glacées à la fois.

«Avec qui donc causais-tu là, seigneur? demanda la jeune fille.

– Mais, répondit Monte-Cristo, avec le comte de Morcerf, qui a été au service de ton illustre père, et qui avoue lui devoir sa fortune.

– Ah! le misérable! s’écria Haydée, c’est lui qui l’a vendu aux Turcs; et cette fortune, c’est le prix de sa trahison. Ne savais-tu donc pas cela, mon cher seigneur?

– J’avais bien déjà entendu dire quelques mots de cette histoire en Épire, dit Monte-Cristo, mais j’en ignore les détails. Viens, ma fille, tu me les donneras, ce doit être curieux.

– Oh! oui, viens, viens; il me semble que je mourrais si je restais plus longtemps en face de cet homme.»

Et Haydée, se levant vivement, s’enveloppa de son burnous de cachemire blanc brodé de perles et de corail, et sortit vivement au moment où la toile se levait.

«Voyez si cet homme fait rien comme un autre! dit la comtesse G… à Albert, qui était retourné près d’elle; il écoute religieusement le troisième acte de Robert, et il s’en va au moment où le quatrième va commencer.

LIV. La hausse et la baisse

Quelques jours après cette rencontre, Albert de Morcerf vint faire visite au comte de Monte-Cristo dans sa maison des Champs-Élysées, qui avait déjà pris cette allure de palais, que le comte, grâce à son immense fortune, donnait à ses habitations même les plus passagères.

Il venait lui renouveler les remerciements de Mme Danglars, que lui avait déjà apportés une lettre signée baronne Danglars, née Herminie de Servieux.

Albert était accompagné de Lucien Debray, lequel joignit aux paroles de son ami quelques compliments qui n’étaient pas officiels sans doute, mais dont, grâce à la finesse de son coup d’œil, le comte en pouvait suspecter la source.

Il lui sembla même que Lucien venait le voir, mû par un double sentiment de curiosité, et que la moitié de ce sentiment émanait de la rue de la Chaussée-d’Antin. En effet, il pouvait supposer, sans crainte de se tromper, que Mme Danglars, ne pouvant connaître par ses propres yeux l’intérieur d’un homme qui donnait des chevaux de trente mille francs, et qui allait à l’Opéra avec une esclave grecque portant un million de diamants, avait chargé les yeux par lesquels elle avait l’habitude de voir de lui donner des renseignements sur cet intérieur.

Mais le comte ne parut pas soupçonner la moindre corrélation entre la visite de Lucien et la curiosité de la baronne.

«Vous êtes en rapports presque continuels avec le baron Danglars? demanda-t-il à Albert de Morcerf.

– Mais oui, monsieur le comte; vous savez ce que je vous ai dit.

– Cela tient donc toujours?

– Plus que jamais, dit Lucien; c’est une affaire arrangée.»

Et Lucien, jugeant sans doute que ce mot mêlé à la conversation lui donnait le droit d’y demeurer étranger, plaça son lorgnon d’écaille dans son œil, et mordant la pomme d’or de sa badine, se mit à faire le tour de la chambre en examinant les armes et les tableaux.

«Ah! dit Monte-Cristo; mais, à vous entendre, je n’avais pas cru à une si prompte solution.

– Que voulez-vous? les choses marchent sans qu’on s’en doute; pendant que vous ne songez pas à elles, elles songent à vous; et quand vous vous retournez vous êtes étonné du chemin qu’elles ont fait. Mon père et M. Danglars ont servi ensemble en Espagne, mon père dans l’armée, M. Danglars dans les vivres. C’est là que mon père, ruiné par la Révolution, et M. Danglars, qui n’avait, lui, jamais eu de patrimoine, ont jeté les fondements, mon père, de sa fortune politique et militaire, qui est belle, M. Danglars, de sa fortune politique et financière, qui est admirable.