– À merveille! il espérait toujours vous rencontrer en chemin, car c’était la route qu’il suivait lui-même; voilà pourquoi votre itinéraire avait été tracé ainsi.
– Mais, dit Andrea, s’il m’eût rencontré, ce cher père, je doute qu’il m’eût reconnu; je suis quelque peu changé depuis que je l’ai perdu de vue.
– Oh! la voix du sang, dit Monte-Cristo.
– Ah! oui, c’est vrai, reprit le jeune homme, je n’y songeais pas à la voix du sang.
– Maintenant, reprit Monte-Cristo, une seule chose inquiète le marquis Cavalcanti, c’est ce que vous avez fait pendant que vous avez été éloigné de lui; c’est de quelle façon vous avez été traité par vos persécuteurs; c’est si l’on a conservé pour votre naissance tous les égards qui lui étaient dus; c’est enfin s’il ne vous est pas resté de cette souffrance morale à laquelle vous avez été exposé, souffrance pire cent fois que la souffrance physique, quelque affaiblissement des facultés dont la nature vous a si largement doué, et si vous croyez vous-même pouvoir reprendre et soutenir dignement dans le monde le rang qui vous appartient.
– Monsieur, balbutia le jeune homme étourdi, j’espère qu’aucun faux rapport…
– Moi! J’ai entendu parler de vous pour la première fois par mon ami Wilmore, le philanthrope. J’ai su qu’il vous avait trouvé dans une position fâcheuse, j’ignore laquelle, et ne lui ai fait aucune question: je ne suis pas curieux. Vos malheurs l’ont intéressé, donc vous étiez intéressant. Il m’a dit qu’il voulait vous rendre dans le monde la position que vous aviez perdue, qu’il chercherait votre père, qu’il le trouverait; il l’a cherché, il l’a trouvé, à ce qu’il paraît, puisqu’il est là; enfin il m’a prévenu hier de votre arrivée, en me donnant encore quelques autres instructions relatives à votre fortune; voilà tout. Je sais que c’est un original, mon ami Wilmore, mais en même temps, comme c’est un homme sûr, riche comme une mine d’or, qui, par conséquent, peut se passer ses originalités sans qu’elles le ruinent, j’ai promis de suivre ses instructions. Maintenant, monsieur, ne vous blessez pas de ma question: comme je serai obligé de vous patronner quelque peu, je désirerais savoir si les malheurs qui vous sont arrivés, malheurs indépendants de votre volonté et qui ne diminuent en aucune façon la considération que je vous porte, ne vous ont pas rendu quelque peu étranger à ce monde dans lequel votre fortune et votre nom vous appelaient à faire si bonne figure.
– Monsieur, répondit le jeune homme reprenant son aplomb au fur et à mesure que le comte parlait, rassurez-vous sur ce point: les ravisseurs qui m’ont éloigné de mon père, et qui, sans doute, avaient pour but de me vendre plus tard à lui comme ils l’ont fait ont calculé que, pour tirer un bon parti de moi, il fallait me laisser toute ma valeur personnelle, et même l’augmenter encore, s’il était possible; j’ai donc reçu une assez bonne éducation, et j’ai été traité par les larrons d’enfants à peu près comme l’étaient dans l’Asie Mineure les esclaves dont leurs maîtres faisaient des grammairiens, des médecins et des philosophes, pour les vendre plus cher au marché de Rome.»
Monte-Cristo sourit avec satisfaction; il n’avait pas tant espéré, à ce qu’il paraît, de M. Andrea Cavalcanti.
«D’ailleurs, reprit le jeune homme, s’il y avait en moi quelque défaut d’éducation ou plutôt d’habitude du monde, on aurait, je suppose, l’indulgence de les excuser, en considération des malheurs qui ont accompagné ma naissance et poursuivi ma jeunesse.
– Eh bien, dit négligemment Monte-Cristo, vous en ferez ce que vous voudrez, vicomte, car vous êtes le maître, et cela vous regarde; mais, ma parole, au contraire, je ne dirais pas un mot de toutes ces aventures, c’est un roman que votre histoire, et le monde, qui adore les romans serrés entre deux couvertures de papier jaune, se défie étrangement de ceux qu’il voit reliés en vélin vivant, fussent-ils dorés comme vous pouvez l’être. Voilà la difficulté que je me permettrai de vous signaler, monsieur le vicomte; à peine aurez-vous raconté à quelqu’un votre touchante histoire, qu’elle courra dans le monde complètement dénaturée. Vous serez obligé de vous poser en Antony, et le temps des Antony est un peu passé. Peut-être aurez-vous un succès de curiosité, mais tout le monde n’aime pas à se faire centre d’observations et cible à commentaires. Cela vous fatiguera peut-être.
– Je crois que vous avez raison, monsieur le comte, dit le jeune homme en pâlissant malgré lui, sous l’inflexible regard de Monte-Cristo; c’est là un grave inconvénient.
– Oh! il ne faut pas non plus se l’exagérer dit Monte-Cristo; car, pour éviter une faute, on tomberait dans une folie. Non, c’est un simple plan de conduite à arrêter; et, pour un homme intelligent comme vous, ce plan est d’autant plus facile à adopter qu’il est conforme à vos intérêts; il faudra combattre, par des témoignages et par d’honorables amitiés, tout ce que votre passé peut avoir d’obscur.»
Andrea perdit visiblement contenance.
«Je m’offrirais bien à vous comme répondant et caution, dit Monte-Cristo; mais c’est chez moi une habitude morale de douter de mes meilleurs amis, et un besoin de chercher à faire douter les autres; aussi jouerais-je là un rôle hors de mon emploi, comme disent les tragédiens, et je risquerais de me faire siffler, ce qui est inutile.
– Cependant, monsieur le comte, dit Andrea avec audace, en considération de Lord Wilmore qui m’a recommandé à vous…
– Oui, certainement, reprit Monte-Cristo; mais Lord Wilmore ne m’a pas laissé ignorer, cher monsieur Andrea, que vous aviez eu une jeunesse quelque peu orageuse. Oh! dit le comte en voyant le mouvement que faisait Andrea, je ne vous demande pas de confession; d’ailleurs, c’est pour que vous n’ayez besoin de personne que l’on a fait venir de Lucques M. le marquis Cavalcanti, votre père. Vous allez le voir, il est un peu raide, un peu guindé; mais c’est une question d’uniforme, et quand on saura que depuis dix-huit ans il est au service de l’Autriche, tout s’excusera; nous ne sommes pas, en général, exigeants pour les Autrichiens. En somme, c’est un père fort suffisant, je vous assure.
– Ah! vous me rassurez, monsieur; je l’avais quitté depuis si longtemps, que je n’avais de lui aucun souvenir.
– Et puis, vous savez, une grande fortune fait passer sur bien des choses.
– Mon père est donc réellement riche, monsieur?
– Millionnaire… cinq cent mille livres de rente.
– Alors, demanda le jeune homme avec anxiété, je vais me trouver dans une position… agréable?
– Des plus agréables, mon cher monsieur; il vous fait cinquante mille livres de rente par an pendant tout le temps que vous resterez à Paris.
– Mais j’y resterai toujours, en ce cas.
– Heu! qui peut répondre des circonstances, mon cher monsieur? l’homme propose et Dieu dispose…»
Andrea poussa un soupir.
«Mais enfin, dit-il, tout le temps que je resterai à Paris, et… qu’aucune circonstance ne me forcera pas de m’éloigner, cet argent dont vous me parliez tout à l’heure m’est-il assuré?
– Oh! parfaitement.
– Par mon père? demanda Andrea avec inquiétude.
– Oui, mais garanti par Lord Wilmore, qui vous a, sur la demande de votre père, ouvert un crédit de cinq mille francs par mois chez M. Danglars, un des plus sûrs banquiers de Paris.
– Et mon père compte rester longtemps à Paris? demanda Andrea avec inquiétude.
– Quelque jours seulement, répondit Monte-Cristo, son service ne lui permet pas de s’absenter plus de deux ou trois semaines.
– Oh! ce cher père! dit Andrea visiblement enchanté de ce prompt départ.
– Aussi, dit Monte-Cristo, faisant semblant de se tromper à l’accent de ces paroles; aussi je ne veux pas retarder d’un instant l’heure de votre réunion. Êtes-vous préparé à embrasser ce digne M. Cavalcanti?