– C’est que, comme vous le disiez, Maximilien, j’étais là, et que ma présence vous rendait injuste.
– Non… mais dites-moi… une question de simple curiosité, et qui émane de certaines idées que je me suis faites sur Mlle Danglars.
– Oh! bien injustes, sans que je sache lesquelles certainement. Quand vous nous jugez, nous autres pauvres femmes, nous ne devons pas nous attendre à l’indulgence.
– Avec cela qu’entre vous vous êtes bien justes les unes envers les autres!
– Parce que, presque toujours, il y a de la passion dans nos jugements. Mais revenez à votre question.
– Est-ce parce que Mlle Danglars aime quelqu’un qu’elle redoute son mariage avec M. de Morcerf?
– Maximilien, je vous ai dit que je n’étais pas l’amie d’Eugénie.
– Eh! mon Dieu! dit Morrel, sans être amies, les jeunes filles se font des confidences; convenez que vous lui avez fait quelques questions là-dessus. Ah! je vous vois sourire.
– S’il en est ainsi, Maximilien, ce n’est pas la peine que nous ayons entre nous cette cloison de planches.
– Voyons, que vous a-t-elle dit?
– Elle m’a dit qu’elle n’aimait personne, dit Valentine; qu’elle avait le mariage en horreur; que sa plus grande joie eût été de mener une vie libre et indépendante, et qu’elle désirait presque que son père perdît sa fortune pour se faire artiste comme son amie, Mlle Louise d’Armilly.
– Ah! vous voyez!
– Eh bien, qu’est-ce que cela prouve? demanda Valentine.
– Rien, répondit en souriant Maximilien.
– Alors, dit Valentine, pourquoi souriez-vous à votre tour?
– Ah! dit Maximilien, vous voyez bien que, vous aussi, vous regardez, Valentine.
– Voulez-vous que je m’éloigne?
– Oh! non! non pas! Mais revenons à vous.
– Ah! oui, c’est vrai, car à peine avons-nous dix minutes à passer ensemble.
– Mon Dieu! s’écria Maximilien consterné.
– Oui, Maximilien, vous avez raison, dit avec mélancolie Valentine, et vous avez là une pauvre amie. Quelle existence je vous fais passer, pauvre Maximilien, vous si bien fait pour être heureux! Je me le reproche amèrement, croyez-moi.
– Eh bien, que vous importe, Valentine, si je me trouve heureux ainsi; si cette attente éternelle me semble payée, à moi, par cinq minutes de votre vue, par deux mots de votre bouche, et par cette conviction profonde, éternelle, que Dieu n’a pas créé deux cœurs aussi en harmonie que les nôtres, et ne les a pas presque miraculeusement réunis, surtout pour les séparer.
– Bon, merci, espérez pour nous deux, Maximilien: cela me rend à moitié heureuse.
– Que vous arrive-t-il donc encore, Valentine, que vous me quittez si vite?
– Je ne sais; Mme de Villefort m’a fait prier de passer chez elle pour une communication de laquelle dépend, m’a-t-elle fait dire, une portion de ma fortune. Eh! mon Dieu, qu’ils la prennent ma fortune, je suis trop riche, et qu’après me l’avoir prise ils me laissent tranquille et libre; vous m’aimerez tout autant pauvre, n’est-ce pas, Morrel?
– Oh! je vous aimerai toujours, moi; que m’importe richesse ou pauvreté, si ma Valentine était près de moi et que je fusse sûr que personne ne me la pût ôter! Mais cette communication, Valentine, ne craignez-vous point que ce ne soit quelque nouvelle relative à votre mariage?
– Je ne le crois pas.
– Cependant, écoutez-moi, Valentine, et ne vous effrayez pas, car tant que je vivrai je ne serai pas à une autre.
– Vous croyez me rassurer en me disant cela, Maximilien?
– Pardon! vous avez raison, je suis un brutal. Eh bien, je voulais donc vous dire que l’autre jour j’ai rencontré M. de Morcerf.
– Eh bien?
– M. Franz est son ami, comme vous savez.
– Oui; eh bien?
– Eh bien, il a reçu une lettre de Franz, qui lui annonce son prochain retour.»
Valentine pâlit et appuya sa main contre la grille.
«Ah! mon Dieu! dit-elle, si c’était cela! Mais non, la communication ne viendrait pas de Mme de Villefort.
– Pourquoi cela?
– Pourquoi… je n’en sais rien… mais il me semble que Mme de Villefort, tout en ne s’y opposant point franchement, n’est pas sympathique à ce mariage.
– Eh bien, mais, Valentine, il me semble que je vais l’adorer, Mme de Villefort.
– Oh! ne vous pressez pas, Maximilien, dit Valentine avec un triste sourire.
– Enfin, si elle est antipathique à ce mariage, ne fût-ce que pour le rompre, peut-être ouvrirait-elle l’oreille à quelque autre proposition.
– Ne croyez point cela, Maximilien; ce ne sont point les maris que Mme de Villefort repousse, c’est le mariage.
– Comment? le mariage! Si elle déteste si fort le mariage, pourquoi s’est-elle mariée elle-même?
– Vous ne me comprenez pas, Maximilien; ainsi, lorsqu’il y a un an j’ai parlé de me retirer dans un couvent, elle avait, malgré les observations qu’elle avait cru devoir faire, adopté ma proposition avec joie; mon père même y avait consenti, à son instigation, j’en suis sûre; il n’y eut que mon pauvre grand-père qui m’a retenue. Vous ne pouvez vous figurer, Maximilien, quelle expression il y a dans les yeux de ce pauvre vieillard, qui n’aime que moi au monde, et qui, Dieu me pardonne si c’est un blasphème, et qui n’est aimé au monde que de moi. Si vous saviez, quand il a appris ma résolution, comme il m’a regardée, ce qu’il y avait de reproche dans ce regard et de désespoir dans ces larmes qui roulaient sans plaintes, sans soupirs, le long de ses joues immobiles! Ah! Maximilien, j’ai éprouvé quelque chose comme un remords, je me suis jetée à ses pieds en lui criant: «Pardon! pardon! mon père! On fera de moi ce qu’on voudra, mais je ne vous quitterai jamais.» Alors il leva les yeux au ciel!… Maximilien, je puis souffrir beaucoup, ce regard de mon vieux grand-père m’a payée d’avance pour ce que je souffrirai.
– Chère Valentine! vous êtes un ange, et je ne sais vraiment pas comment j’ai mérité, en sabrant à droite et à gauche des Bédouins, à moins que Dieu ait considéré que ce sont des infidèles, je ne sais pas comment j’ai mérité que vous vous révéliez à moi. Mais enfin, voyons, Valentine, quel est donc l’intérêt de Mme de Villefort à ce que vous ne vous mariiez pas?
– N’avez-vous pas entendu tout à l’heure que je vous disais que j’étais riche, Maximilien, trop riche? J’ai, du chef de ma mère, près de cinquante mille livres de rente; mon grand-père et ma grand-mère, le marquis et la marquise de Saint-Méran, doivent m’en laisser autant; M. Noirtier a bien visiblement l’intention de me faire sa seule héritière. Il en résulte donc que, comparativement à moi, mon frère Édouard, qui n’attend, du côté de Mme de Villefort, aucune fortune, est pauvre. Or, Mme de Villefort aime cet enfant avec adoration, et si je fusse entrée en religion, toute ma fortune, concentrée sur mon père, qui héritait du marquis, de la marquise et de moi, revenait à son fils.
– Oh! que c’est étrange cette cupidité dans une jeune et belle femme!
– Remarquez que ce n’est point pour elle, Maximilien, mais pour son fils, et que ce que vous lui reprochez comme un défaut, au point de vue de l’amour maternel, est presque une vertu.
– Mais voyons, Valentine, dit Morrel, si vous abandonniez une portion de cette fortune à ce fils.
– Le moyen de faire une pareille proposition, dit Valentine, et surtout à une femme qui a sans cesse à la bouche le mot de désintéressement?
– Valentine, mon amour m’est toujours resté sacré, et comme toute chose sacrée, je l’ai couvert du voile de mon respect et enfermé dans mon cœur; personne au monde, pas même ma sœur, ne se doute donc de cet amour que je n’ai confié à qui que ce soit au monde. Valentine, me permettez-vous de parler de cet amour à un ami?»